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Que tu me donnes de t’aimer de mon intérieur, 08.10.2007

Back to the old days, lorsque adolescent, j’assistais aux réunions de jeunesse chrétienne à « Church of God » à Achrafieh. La situation minoritaire des évangéliques au Liban crée chez eux un lien de solidarité et d’enthousiasme particuliers que les grandes confessions connaissent rarement dans leurs paroisses.

Il y avait ce chant que je chérissais, et que, malgré la distance existant entre le Seigneur et moi alors, je savourais en chantant. Les jours ont passé, et j’ai perdu ce chant de vue, lorsque, 16 ans plus tard, je retombe dessus : nos retrouvailles ressemblent à celles d’amoureux séparés. Et si j’aimais ce chant pour sa mélodie touchante, c’est encore plus pour ses paroles que cette redécouverte s’est faite passionnée. Une phrase m’a particulièrement touché : « que tu me donnes de t’aimer de mon intérieur (ou de mon dedans) ».

Et c’est là que la question se pose : à quoi ressemblerait un amour extérieur du Seigneur ? En y pensant, il serait possible de dire qu’aimer le Seigneur de l’extérieur consiste à l’aimer en religion. Celle-ci porte des signes objectifs et ostentatoires qui montrent l’attachement d’aucuns et leur dévouement ou leur amour pour leur religion, institution divine par excellence. Cet amour extérieur se manifesterait par un port de croix, par l’assistance à la messe ou par n’importe quelle autre forme de prière liturgique ; cet amour extérieur consisterait en une obéissance aux autorités religieuses, à un zèle pour la défense des dogmes et de différents enseignements ; elle peut même être une certaine forme d’adoration à des hiérarques considérés détenir le pouvoir divin ; elle pourrait être aussi une parole de jugement des autres, exclusion de tous ceux qui ne s’inscrivent pas dans la même lignée de foi ou de pensée… L’amour extérieur de Dieu est encens, icône, musique, ornement, droit, livre, loi…

Je crois que dans une certaine mesure, et malgré les dommages qu’il puisse causer pour le monde de la foi, cet amour de Dieu extérieur est utile, car autant voudrions nous nous plonger dans une intériorité avec Dieu, l’organisation extérieure et l’objectivation de la foi restent nécessaires. Christ même s’est inscrit dans une religion objective en lisant l’Écriture dans la synagogue et en l’interprétant ; n’a-t-il pas rempli les exigences rituelles de la Loi au Temple ? À penser dans une logique dichotomique et grecque et l’être humain, nous pourrions dire que le corps et l’Esprit ont besoin l’un de l’autre pour pouvoir exister.

Mais que le Seigneur « me donne de l’aimer de l’intérieur » est tout à fait différent. Et si cet amour peut être perçu comme une approfondissement de l’amour extérieur, il peut aussi être éprouvé comme une libération de celui-ci. Face à cet amour intérieur du Seigneur, l’amour extérieur parait banal, à la limite du futile. Aimer le Seigneur de l’intérieur implique une démarche tout à fait différente. Car l’amour extérieur est humain, surtout que l’effort nécessaire pour porter une croix, pour se diriger le dimanche à l’église, ou pour se faire l’apologète des dernières encycliques papales, est un effort à la portée de tout humain désirant s’inscrire dans ce système religieux. Même un incroyant, bon comédien, pourrait le faire en pieuses apparences. Alors que l’amour intérieur est un don de Dieu. Le chant le dit : « que tu me donnes ».

Trois moments se succédant sont à distinguer :

Le premier moment est celui de la possibilité de ce don. Dieu nous a aimé avant que nous l’aimions, il nous a choisi avant que nous le choisissions. Il est la source du don et de la vie… Ce ne sont pas nous qui l’avions aimé en premier, mais c’est lui qui nous a aimé, avant de nous créer, lorsqu’il nous a pensé, depuis toute éternité, et nous a conçu dans notre histoire personnelle. Si jamais j’ai la possibilité de désirer le don de Dieu, c’est parce qu’avant mon désir de recevoir, il est la source du désir.

Le deuxième moment est celui de l’attitude de la décision de réception. La décision personnelle du croyant est un pôle essentiel : il choisit, librement (puisque s’inscrivant dans la Vérité de Dieu) de se rendre apte à recevoir, et il sait que dans son incapacité d’amour, et même de réception, la grâce divine le comble par son don. Et puisqu’on ne peut donner qu’à celui qui est capable de recevoir, il faut un cœur enclin à l’inhabitation de l’amour divin, un cœur capable de recevoir. Et pour recevoir cet amour divin, ce cœur devrait se vider, car avec son trop-plein du monde, il ne pourra pas accueillir le don de Dieu. Ce vide doit être celui d’un détachement de toute authenticité de soi recherchée en dehors de Dieu, et même si cette authenticité existe dans l’amour extérieur de Dieu. Ce cœur doit se vider de tout amour du monde et de soi, de tout amour et attachement extérieur, religieux ou pas. C’est dans le vide de nos cœurs, dans la pauvreté de nos esprits, que le Seigneur fait sa demeure.

Le troisième moment est un moment où le cœur du croyant se renouvelle par l’amour de Dieu. Son amour n’a plus ses assises dans le monde, mais en Dieu. Aimer Dieu « de l’intérieur » consiste à aimer Dieu à partir de Dieu, et non à partir de l’idée de Dieu, fréquente trop fréquente dans l’histoire des religions, judéo-chrétiennes ou autres… Aimer Dieu de l’intérieur consiste à  aimer le monde à partir de l’amour de Dieu, celui qui s’est manifesté sur la Croix, celui du don total de soi, et de la confiance infinie en le Père. Aimer Dieu de l’intérieur est un oubli en lui, par une louange existentiel, chant d’amour continuel entre le Créateur et la créature. Aimer Dieu c’est faire ses œuvres selon ce qu’il nous a montré par sa révélation historique en Christ, des œuvres de pardon, des œuvres de miséricorde, des œuvres de compassion, des œuvres de salut pour les hommes.

L’amour intérieur de Dieu est la force du croyant, l’essence de sa foi. Il est ce don gratuit et cette énergie à partir de laquelle il agit. Vaine est toute prétention de foi qui ne prend pas source en elle, car autant spectaculaire qu’elle puisse être, elle ne pourra jamais se démarquer du théâtral. Et au lieu d’essayer de rechercher un intériorité quelconque à partir de l’idée de Dieu, ou d’un amour de Dieu extérieur, l’amour intérieur de Dieu façonne toute l’existence du croyant, qui est désormais une réelle existence eschatologique, vivant dès le moment dans le présent de Dieu.

Cet amour intérieur reflète sur toute la vie du croyant qui n’a plus besoin de justificatifs extérieurs, et qui n’est plus soumis aux jugements des hommes, car personne ne juge les élus de Dieu … Nonobstant, cet amour intérieur, en plus d’être doux et disponible est humble. Il évite tout exclusivisme de foi et tout dogmatisme. Il ne prétend jamais à la vérité bien qu’il sache où elle est : il s’incline devant son mystère qui le dépasse. Il sait que Dieu agit par toutes ses créatures, et qu’aucune forme sociale, religieuse ou intellectuelle ne peut le contenir seule ou le cerner. L’amour de Dieu qui est intérieur dépasse toute médiation humaine, et aime les hommes à partir de Dieu, et Dieu à partir d’une confiance filiale indéfectible.

Ô Dieu Père de Jésus Christ,

Donne-moi de manifester ta croix dans ma vie plutôt que d’en porter une autour de mon cou,

Donne-moi de vivre ton amour plutôt que de répéter d’inlassables discours de charité,

Donne-moi de te voir, principe d’unité de ton Église, plutôt que de souligner la vérité d’une de tes Églises, et l’erreur des autres.

Que tu me donnes d’être chant de toi avant de te chanter,

Que tu me donnes d’être parole de toi avant de te parler,

Que tu me donnes d’être prière de toi avant de te prier,

Que tu me donnes de t’aimer de mon intérieur, comme je ne t’ai jamais aimé…

Antoine Fleyfel

08.10.2007

anniversaire de mes 31 ans

Prière spinoziste

geometrie

Ô Substance immuable et Éternelle, toi qui existes par soi, toi qui es Unique, que loués soient tes attributs ;  Que la Pensée m’emmène vers toi, et que je ne comprenne jamais l’Étendue comme distincte de toi.

Ô Nature naturante, incréée et par nature existante, tu es la cause de la nature naturée. Louée sois-tu, Ô toi sans qui rien ne peut être.

Ô Dieu indivisible et nécessairement infini, comme il est absurde de te parler, et comme il est adéquat de t’aimer.

Toi seul mérite le don intellectuel entier, car en toi s’inscrit la vérité de l’existence, et hors de toi, nul concept vrai ne peut exister.

Qu’en t’aimant de ma raison j’éloigne de moi les passions néfastes.

Qu’en comprenant ton unicité je cherche la paix civile qui m’octroie les éléments nécessaires à ma compréhension à jamais grandissante de l’Éternité.

Que par la sagesse, je puisse en ma prise de conscience de toi, aboutir à la béatitude philosophique, à la science infuse intellectuelle.

Je ne suis qu’un mode, mais un mode de toi. En ma conscience de cela, je suis toi, mais pas absolument toi, car en ton infinité, tu dépasses tout mode, bien que tu t’y exprimes selon les attributs qu’il est capable de connaître.

Ô cause immanente de toutes les choses, je n’ai de joie qu’en suivant tes voies. Que je puisse parler de ta vérité à tous les sages, aussi peu nombreux qu’ils puissent être. Que la nécessité des circonstances éloignent de moi les ignorants, ceux qui te croient dieu à leur image, ceux qui te conçoivent selon leurs imaginations et selon leurs fantasmagories.

Ô Dieu, cause efficiente de l’existence et essence des choses, de toi j’ai pris conscience, et plus rien ne peut me troubler. Je suis Éternel, et en toi Vrai. Je suis en toi, et tu es en moi, rien ne peut me manquer.

Que je meure, je vis, et que je vive, je ne peux être que de toi. Ta nécessité est ma liberté, celle que seuls les philosophes peuvent éprouver…

 

Antoine Fleyfel

04.10.2007

Les activités de la jeunesse libanaise à Parisَ, Al-Massira, 16.04.2007


massira1

massira2

Jouvence mystique vespérale

Composition et piano : Antoine Fleyfel

2007

Réflexion missionnaire autour du texte de l’Annonciation à Marie, Lc 1, 26-38. Homélie prononcée à la veillée de prière de Noël des jeunes à Notre Dame du Liban à Paris. 09.12.2006

1 26 Le sixième mois, Dieu envoya l’ange Gabriel dans une ville de Galilée, Nazareth, 27 chez une jeune fille fiancée à un homme appelé Joseph. Celui-ci était un descendant du roi David ; le nom de la jeune fille était Marie. 28 L’ange entra chez elle et lui dit : « Réjouis-toi ! Le Seigneur t’a accordé une grande faveur, il est avec toi. » 29 Marie fut très troublée par ces mots ; elle se demandait ce que pouvait signifier cette salutation. 30 L’ange lui dit alors : « N’aie pas peur, Marie, car tu as la faveur de Dieu. 31 Bientôt tu seras enceinte, puis tu mettras au monde un fils que tu nommeras Jésus. 32 Il sera grand et on l’appellera le Fils du Dieu très-haut. Le Seigneur Dieu fera de lui un roi, comme le fut David son ancêtre, 33 et il régnera pour toujours sur le peuple d’Israël, son règne n’aura point de fin . » 34 Marie dit à l’ange : « Comment cela sera-t-il possible, puisque je suis vierge ? » 35 L’ange lui répondit : « Le Saint-Esprit viendra sur toi et la puissance du Dieu très-haut te couvrira comme d’une ombre. C’est pourquoi on appellera saint et Fils de Dieu l’enfant qui doit naître. 36 Élisabeth ta parente attend elle-même un fils, malgré son âge ; elle qu’on disait stérile en est maintenant à son sixième mois. 37 Car rien n’est impossible à Dieu . » 38 Alors Marie dit : « Je suis la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi comme tu l’as dit. » Et l’ange la quitta (Luc 1, 26-38).

Le thème de la mission apparaît dès le début du texte mentionnant l’ange Gabriel qui est envoyé par Dieu. Cet envoi n’est pas aléatoire et il ne s’effectue pas dans des conditions normales : l’ange est un messager du Très Haut, du Saint par excellence, et il descend très bas. Effectivement, du temps de Jésus, la région de Galilée n’est pas une région comme les autres. Elle est au contraire méprisée par les juifs de la Judée, pour plusieurs raisons, et notamment pour le mélange qui y existe, le mélange des peuples, des ethnies, les brassages ; elle est la « Galilée des peuples ». Même l’accent des gens qui y vivaient était différent, et c’est d’ailleurs pour cette raison que les habitants de Jérusalem ont reconnu Jésus lors de sa venue avec ses disciples à la ville sainte. L’évangile de Jean souligne bien ce que les juifs pensaient de cette région et de ceux qui l’habitent : « De Nazareth, lui répondit Nathanaël, peut-il sortir quelques chose de bon ? » (Jn 1, 46). Dieu envoie son missionnaire l’ange, qui est lui-même selon la pensée de l’Ancien Testament, et il intervient dans un lieu méprisé. Dieu ne vient pas vers les grands de ce monde, mais il intervient auprès des méprisés, de ceux qui sont au plus bas de la société. Cette intervention n’est pas un hasard, et c’est à partir de ce qui est méprisé que Dieu va effectuer son action dans l’histoire.

Le paradoxe de l’intervention de Dieu s’accentue par l’Annonce qu’il va faire à une vierge. Il est vrai que pour des raisons diverses (historiques, dogmatiques, polémiques, etc.), on insiste bien sur l’aspect physiologique de la virginité de Marie, ce qui nous fait parfois oublier le sens que donne l’Ancien Testament à la virginité. Dans l’alliance vétérotestamentaire, la virginité veut dire quelque chose de tout à fait nouveau, un nouveau début, une nouvelle relation, une terre nouvelle… La visite de l’ange est bien ciblée : dans un milieu méprisé, d’où les espérances messianiques n’avaient rien à attendre, il est envoyé vers une vierge, occasion d’un nouveau début. L’intervention de Dieu est inouïe, même de ce qui est méprisé, il peut effectuer un commencement nouveau. Ce commencement nouveau nécessite toutefois la collaboration de l’homme et son consentement ; mais Dieu reste celui qui vient en premier, celui qui prend l’initiative. Et quand il vient, il vient là où on ne l’attend pas, et c’est de là où l’on ne s’attend à rien qu’il crée un nouveau début, comme si ce qui est méprisé par les gens ne compte pas pour lui. Ce paradoxe de l’histoire du Verbe incarné avec les hommes couvre toute sa vie dans la chair, de l’Incarnation à la crucifixion : la gloire de Dieu et sa puissance se manifestent par ce qui est rejeté et méprisé par les hommes. Son agir dépasse la logique des gens, et c’est là où l’on s’attend le moins à sa présence, à son action et à son intervention qu’il intervient et qu’il transforme le mépris en commencement nouveau, la faiblesse en force et la mort en vie.

L’ange « entre » chez Marie. Ce terme nous laisse comprendre une situation tout à fait normale. Il n’apparaît pas à elle d’une manière surnaturelle ou surprenante. Il n’arrive pas par la fenêtre en volant. Il rentre tous simplement, comme on rentre à la maison chez soi, comme s’il y avait une certaine familiarité avec Marie. Il n’est pas à l’écart, elle n’est pas une personne étrangère à Dieu. Dieu entre tout simplement chez Marie parce qu’il connaît Marie. Cette vierge a une relation personnelle avec Dieu. Un argument de plus pour montrer que même quand Dieu effectue un commencement nouveau, il l’effectue avec le consentement de l’homme, de l’homme disponible à lui. Marie est une femme disponible à Dieu, quand il « entre » chez elle, il intervient auprès d’une personne qu’il connaît, une personne dont la vie est tournée vers lui. L’indice que nous donne Luc de cette familiarité entre Marie et Dieu se résume par son attitude envers cette visite de l’ange. Quand il entre dans sa demeure, elle n’est pas étonnée. Son bouleversement ne prend place que lorsque l’ange lui adresse une salutation d’une portée très particulière « Salut, comblée de grâce ». Marie est une lectrice de l’Écriture, elle sait bien que cette salutation n’est pas une salutation comme les autres. Donc, ce n’est pas l’entrée de l’ange chez Marie qui la bouleverse, mais ce qu’il lui dit, cette salutation qui introduit le message divin qu’il doit lui délivrer. À la différence d’avec Marie, quand l’ange est apparu à Zacharie, celui-ci fut troublé et pris de crainte, alors que l’attitude de la vierge montre que Dieu est tellement présent dans sa vie, et que son existence est tellement tournée vers lui, que même la venue de l’ange ne l’étonne pas. Mais même pour le croyant qui vit de Dieu, Dieu surprend. Même Marie est surprise par Dieu. Celui-ci nous étonne toujours, et nous appelle à aller au-delà de nos limites, au-delà de ce que nous croyons être notre destinée. Même dans la vie du croyant, celui qui s’attend à ce que Dieu vienne, celui qui n’est pas étonné qu’un ange entre dans sa demeure, Dieu bouleverse. Il dépasse toujours les attentes de l’homme, son intervention est radicale, et son début nouveau puissant. La vie du croyant n’est jamais accomplie, la compréhension de Dieu n’est jamais achevée. La vie avec Dieu est une vie toujours à faire, puisqu’elle est toujours nouvelle. Dieu est le Dieu qui vient, et qui vient continuellement. Il ne vient pas une fois pour toute, mais il rejoint le présent de l’homme. Dieu qui vient dans la vie de Marie la bouleverse parce que ce qu’il lui dit dépasse sa manière de comprendre sa vie avec Dieu ; ainsi en est-il de la manière dont Dieu vient dans la vie de chaque croyant. Celui-ci pourrait se croire en sécurité de par sa vision de Dieu, il croit qu’il fait bien en connaissant les Écritures, ou en étant fidèle aux prescriptions de la religion. Mais Dieu bouleverse, parce qu’il demande plus que ça, il s’adresse à l’homme d’une manière toujours nouvelle, une manière à laquelle l’homme ne s’attend pas. La foi du croyant n’est jamais accomplie, elle est continuellement à faire, puisque Dieu dépasse par son agir l’agir de l’homme, et l’emmène toujours vers une authenticité de foi nouvelle.

Ce « surprendre » de Dieu dans la vie du croyant se poursuit dans le texte de l’Annonciation à travers le projet que propose l’ange à Marie : elle concevra un fils sans connaître d’homme. Non seulement le projet de Dieu arrive là où l’homme ne l’attend pas, où l’homme ne le pense pas, mais il dépasse même la raison du croyant et ses capacités. Il relève du domaine de l’impossible pour l’humain. Dieu est par ceci celui qui intervient par excellence d’une manière inattendue, et ce à quoi il pousse l’homme dépasse les normes de l’homme même. Dieu casse les limites humaines, il les dépasse. L’impossible devient possible pour lui.

Loin d’être une œuvre superbe de magie, le possible de Dieu est un possible salvifique. Dieu intervient dans une région méprisée, il instaure un début nouveau, il arrive là où les hommes ne l’attendent pas, précisément pour donner le salut aux hommes. L’intervention de Dieu est salvifique, et le croyant qui répond à l’appel de Dieu et se rend disponible contribue au salut : « Dieu qui a créé l’homme sans son consentement, ne peut sauver l’homme sans son consentement ». Ce consentement de l’homme n’est pas seulement un consentement personnel, et n’est surtout pas un consentement passif. Le consentement de l’homme est aussi une participation à l’œuvre du salut de Dieu. Dieu sauve, mais l’homme se rend aussi disponible à l’œuvre de salut. Marie a été appelée à répondre à l’invitation de Dieu, et sa réponse n’a pas été une réponse qui l’implique à elle seule, d’une manière personnelle, mais une réponse qui a été l’occasion du salut pour une multitude. Le croyant qui répond à l’appel de Dieu, à cet appel qui dépasse son possible, et qui intervient parfois là où il ne l’attend pas, ne le sauve pas à lui seul, mais fait de lui l’occasion de salut des autres, de ceux à qui il a à être l’occasion de la transmission du message de Dieu. La figure de Marie est une figure qui interpelle le croyant. Il a à être Marie, il a à contribuer au don de Dieu au monde. L’impossible qui se réalise en Marie la dépasse, et donne le Verbe au monde. L’impossible de Dieu qui se réalise par le croyant donne aussi Dieu au monde, il donne le salut. Chaque croyant a à assumer dans sa vie de foi cette figure de Marie qui donne le salut, il a cette responsabilité de transmettre Dieu, de donner le Verbe, par confession et par action. Face au découragement lié à la difficulté de la tâche que Dieu donne au croyant, la figure de Marie est là pour montrer que tout est possible pour Dieu, et que l’homme peut dépasser ses limites, et par la force de Dieu, transmettre le salut aux autres. Le salut n’est jamais seulement personnel, il est toujours tourné vers les autres. Le salut ne se réalise pas pleinement s’il reste emprisonné dans les limites de celui qui le reçoit, c’est seulement par son partage qui le multiplie et l’amplifie, qu’il se réalise pleinement.

« Je ne connais point d’homme » montre bien l’étonnement de l’homme vis-à-vis de ce que Dieu lui demande. L’homme se demande comment pouvoir s’inscrire dans ce projet de Dieu tout en sachant que ce projet dépasse ses capacités. Et Dieu de répondre que c’est par lui que l’homme se dépasse, puisqu’il est le créateur, l’Esprit Saint, le puissant. Dieu crée continuellement, et sa création n’est pas à comprendre comme une action ponctuelle, mais comme une action continuelle. Dieu nous crée continuellement, c’est-à-dire qu’il nous donne la vie continuellement. Il est toujours présent par la force de son Esprit, et c’est cette force même, toujours présente par laquelle nous pouvons dépasser les limites de notre incapacité d’inscrire nos vies en lui, et de nous livrer à son action en nous, action qui n’écrase nullement notre volonté et notre personne, mais qui la pousse à sa réalisation plénière à la lumière de Dieu. L’homme ne peut certes pas réaliser ce qui le dépasse, mais par Dieu, il peut répondre à l’appel de Dieu, car Dieu devient la force, la puissance et la dynamique qui lui permettent de réaliser ce qu’il croit être irréalisable. Dans une perspective de salut, si tout est possible pour Dieu, rien n’est possible sans lui.

La foi de Marie n’est pas une foi naïve, cette foi qui ne pose pas des questions et qui se soumet à Dieu d’une manière fidéiste. Marie veut comprendre : si Dieu est capable d’opérer des merveilles dans ma vie, quelle en est la preuve. Dieu répond à Marie, et lui donne un signe, comme il a d’ailleurs l’habitude de le faire dans sa création, et surtout dans son histoire de salut. Dieu répond à Marie, il lui donne le signe d’Élizabeth sa parente. En elle Dieu a opéré l’impossible. Et cet impossible va aussi être un projet de salut, puisque le baptiste s’est par sa vie inscrit dans le plan du salut de Dieu. Marie va chez sa cousine Elizabeth pour s’assurer du message, pour voir les merveilles que Dieu opère. Dieu n’arrête pas de donner des signes à ceux qu’il appelle, et ces signes sont les saints, les témoins de l’amour de Dieu. Toute personne atteinte par l’appel de Dieu a le droit de se poser des questions, de vouloir vérifier. Et il n’est pas du tout difficile de voir et vérifier chez des hommes et des femmes qui ont vécu et qui vivent encore l’action de Dieu. Une mère Térésa est un signe de cette action de Dieu, une confirmation de son action dans l’histoire, une Maximilien Kolbe ou une Thérèse de Lisieux. Ces hommes et femmes qui ont vécu durant notre époque, et qui ont effectué un témoignage à travers leurs vies diverses, dans la grandeur et dans la simplicité, dans le silence et dans la louange éternelle de Dieu. Dieu appelle et donne des signes. À bon entendeur de lire avec sagesse les signes des temps, et de réaliser dans sa vie, à travers le bruit du monde, sa vocation de chrétien, de Marie, c’est-à-dire, de porteur du Christ au monde. Ce faisant, il n’hésitera pas, à être lui-même signe, afin que par son exemple, d’autres soient édifiés, et afin qu’il contribue à l’édification du Royaume de Dieu, que Dieu ne veut réaliser qu’avec l’homme, qu’avec son consentement et son acte libre d’adhérer à la vérité divine.

Et c’est à la lumière de tout cela, qu’il nous est possible de comprendre, dans une perspective missionnaire, les paroles de Marie « qu’il m’advienne selon ta parole ». Dieu qui intervient, et qui effectue l’impossible dans la vie de Marie lui confie une mission, il l’envoie au monde, afin de lui donner la Parole. Marie qui vit de Dieu, Marie qui se pose des questions, Marie qui a confiance en Dieu, s’inscrit librement dans le projet de Dieu, ce projet qui la dépasse et l’élève en même temps. Ainsi en est-il du croyant qui est appelé, ce croyant qui cherche Dieu de tout son cœur. Dieu par sa Parole et par l’Église l’envoie. Il l’envoie au monde pour donner le Christ, c’est-à-dire le prêcher et témoigner de lui à travers ses actions. Le croyant est appelé à répondre à cet appel de Dieu, non sans se poser des questions, mais dans une confiance filiale, sage et disponible à cet impossible que Dieu rend possible dans la vie de l’homme.

Même si c’est Dieu qui donne le salut et le réalise, le Royaume est aussi la responsabilité de l’homme, celui qui est envoyé dans notre monde d’aujourd’hui qui ne comprend pas que le vide fondamental qu’il ressent est lié immédiatement à son rejet du Dieu amour, le Père de Jésus Christ.

Antoine Fleyfel

Homélie prononcée à la veillée de prière de Noël

des jeunes à Notre Dame du Liban à Paris le 09.12.2006

Brève réflexion autour de la latinisation de l’Église maronite, 17.10.2005

1. Introduction

Cet article a comme but de faire le point sur une question qui, suite au Concile du Vatican II, fait travailler l’Église Maronite sur plusieurs champs. Il s’agit des influences de l’Église Latine qu’a subies cette Église, ce qu’on appelle communément, la latinisation. Celle-ci la touche à plus d’un niveau, qu’il soit juridique, ecclésial, théologique ou liturgique. Les limites de cette étude se bornent à l’étude du phénomène de la latinisation de la liturgie maronite, tout en faisant parfois référence aux autres genres de latinisation. Le but de ces quelques pages ne serait pas seulement de traiter de la question d’un point de vue purement historique, c’est-à-dire en relatant les événements, mais aussi d’essayer de voir si la latinisation a été un phénomène grave qui a altéré sa liturgie, altération qui pour une Église au sein de laquelle le lex orandi, lex credendi fait tradition, correspondrait à une altération de son identité.

D’une manière officielle, la problématique contemporaine relative à la latinisation des Églises Orientales et au retour aux sources de leurs traditions, relève du deuxième Concile du Vatican. L’Église Catholique enseigne dans le décret « Orientalium Ecclesiarum » la nécessité de la résolution d’une telle problématique, puisque pour la pensée du Concile, il est admis que l’Église Catholique, unie dans sa foi, est diverse dans ses traditions orientales et occidentales, ce qui fait sa richesse et sa grandeur. L’Église Catholique considère les Églises Orientales avec beaucoup de respect en disant d’une manière claire que « Les institutions, les rites liturgiques, les traditions ecclésiastiques et la discipline chrétienne des Églises Orientales sont l’objet d’une grande estime de la part de l’Église Catholique » (OE, 1). Elle exprime sa volonté de « sauver dans leur intégrité les traditions de chacune des Églises particulières ou rites » (OE, 2), et pousse ces Églises à « faire effort pour revenir aux traditions ancestrales » (OE, 3). Et enfin, le Concile du Vatican II voudrait que certaines erreurs historiques commises par un esprit de conformisme liturgique soient corrigées. Pour ce faire, il « confirme et approuve l’ancienne discipline des sacrements en vigueur dans les Églises Orientales et la pratique qui en concerne la célébration et l’administration, et, si le cas le réclame, il souhaite qu’elle soit rétablie » (OE, 12).

Avait de traiter de la question de la latinisation de l’Église Maronite, j’essaierai d’examiner rapidement l’état des influences latines sur d’autres Églises Syriaques, pour montrer que la latinisation touche à plus d’une tradition antiochienne. Mon choix tombe sur deux Églises, l’une du Moyen-Orient et l’autre de l’Extrême-Orient. Je parle précisément de l’Église Syriaque Catholique et de l’Église Syro Malabar. Je ne choisis pas ces deux Églises seulement en raison de leur appartenance à la tradition syriaque, mais aussi parce que ce sont deux exemples bien éloignés, entre lesquelles se situe la latinisation de l’Église Maronite. L’Église Syro Malabar a en effet subi une très forte latinisation qui dépasse de loin celle qu’a subie l’Église Maronite, du moment que la latinisation est moins influente dans l’Église Syriaque Catholique que dans l’Église Maronite[1].

Par la suite, j’attaque l’essentiel de mon sujet, en essayant de comprendre la question de la latinisation de l’Église Maronite à partir de deux périodes, bien différentes quant à l’apport de la latinisation. La première époque s’étend du XIIIe au XVIe siècle, alors que la seconde couvre la période qui va de la fin du XVIe siècle jusqu’à la veille du Concile Vatican II. Si la première époque ne latinise l’Église maronite que d’une manière assez superficielle, la deuxième se plonge dans des zones qui lui sont bien intimes. Mais est-ce que cette deuxième période de latinisation est tellement grave, est-elle irrévocable, et aurait-elle changé la face de l’Église Maronite qui se forme, d’une manière principale à travers sa liturgie ?

2. L’Église Syro Malabar et la latinisation

Les origines de l’Église Syro Malabar remontent selon la tradition à l’Apôtre Thomas qui l’aurait établie en Inde. Les rites primordiaux de cette Église sont ceux de l’Église syriaque antiochienne. Suite à l’arrivée des missionnaires latins en Inde (XVIe s.), cette Église se soumet complètement à Rome, et se livre à une forte latinisation qui touche tous ses secteurs ecclésiaux : droit, organisation, liturgie, etc. Au cours de ces derniers siècles, l’Église Syro Malabar a eu conscience d’elle-même en tant qu’Église subordonnée à l’Église Latine, et elle faisait tout pour lui ressembler. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1992 que le Saint Siège la déclare Église sui juris, et qu’une recherche sérieuse d’identité commence a être effectuée en son sein, surtout d’un point de vue liturgique.

C’est suite aux prescriptions du Concile du Vatican II qu’une partie de la hiérarchie syro malabar essaie d’entreprendre une réforme liturgique qui ramène cette Église à ses origines antiochiennes, et qui épure son rite, latinisé d’une manière excessive. Ce travail de réforme s’est retrouvé face à une grande résistance ecclésiale qui tenait à la latinisation. La résistance était tellement ample qu’un « évêque s’est écrié de démissionner, s’il était obligé de retourner aux formes strictement orientales »[2]. La latinisation de cette Église était si pénétrante qu’une grande partie de son clergé attendait le jour où ils ressembleraient en tout à l’Église Latine.

Même en 1968, trois ans après la clôture du concile, le texte du Qurbana « ad experimentum » était toujours à tendance latine qui consiste « à réduire les textes et mouvements liturgiques, l’emploi de l’encens, de choisir entre le symbole de Nicée et celui dit « apostolique » (de l’Église romaine), de communier les fidèles sous l’espèce du pain seul etc. »[3]. D’ailleurs cette Église en était arrivée à admettre la célébration des messes basses, qui correspondent à l’usage de l’Église Latine et non à celui des Églises Orientales pour qui la messe est toujours solennelle. Des trois anaphores existant dans leur messe, une seule est utilisée, celle d’Addaï et Mari, d’ailleurs « latinisée à outrance ». Tout ceci sans mentionner les pauses de silence, les prières improvisées, et les « restructurations des rites préanaphoraux selon des modèles latins » [4]. Les vêtements liturgiques utilisés sont ceux de l’Église Latine, et les vêtements traditionnels sont mis de côté. Les détails de la latinisation de la messe syro malabar sont trop longs pour être cités ici, surtout que cette messe en est arrivée à être plus latine qu’orientale.

La latinisation touche aussi aux autres sacrements, et leur célébration est presque calquée sur les célébrations sacramentelles latines. Pour n’en donner que quelques exemples, je mentionne les formules baptismales qui sont actives (latines) plutôt que passives (orientales), la séparation des trois sacrements de l’initiation, et le privilège de la bénédiction des huiles par les évêques. Actuellement, cette Église indienne est toujours en plein travail de réforme liturgique et ecclésiale, qui l’aiderait à retrouver ses sources, et à définir sa personnalité propre.

3. L’Église Syriaque Catholique et la latinisation

L’Église Syriaque Catholique naît au XVIIe siècle. Elle est composée des Jacobites (les Syriaques Orthodoxes) qui ont voulu s’unir à Rome. Au début de ce schisme, les rites de l’Église Syriaque Catholique ressemblaient à ceux de son Église mère, alors qu’au fur et à mesure que cette Église se rapprochait de Rome, sa structure, son ecclésiologie, son droit et sa liturgie se latinisaient.

La latinisation liturgique de l’Église Syriaque Catholique est loin de ressembler à la latinisation qu’a subi l’Église Syro Malabar. Elle est même plus légère que la latinisation qu’ont subi les maronites. G. Khouri-Sarkis l’affirme en montrant les similarité toujours évidentes entre les deux Églises syriaques sœurs : « entre les Syriens catholiques et leurs frères orthodoxes les différences sont minimes. Elles se réduisent à quelques infiltrations étrangères et notamment latines, qui se sont introduites chez les premiers, tantôt par décision officielle, tantôt par simple mimétisme »[5]. Toutefois, autant optimistes que pourraient être ces phrases, les influences latines sont bien présentes dans la liturgie syriaque catholique, et dès Vatican II, nombreux sont ceux qui ont entrepris la tâche de restaurer cette liturgie à partir des sources anciennes qui remontent au XVIIe siècle, voire au XIIe et jusqu’aux Pères de l’Église Syriaque, comme Sévère d’Antioche ou Jacques d’Édesse.

Khouri-Sarkis remonte les influences latines au-delà du XVIIe siècle. Il est question d’influences missionnaires à partir du XVe siècle, influences qui ont introduit beaucoup d’éléments étrangers à la liturgie syriaque. Mais c’est surtout « depuis leur union avec Rome, [que les Syriaques Catholiques] ont adopté certains usages occidentaux, et notamment la célébration quotidienne de la messe par chaque prêtre. Il en a résulté que de nombreux canon des Pères syriens ont été abandonnés… »[6]. Au sein de l’Église Syriaque Catholique, on célébrait même des messes basses.

Au cours du XIXe siècle, l’Église syriaque orthodoxe subit maintes tentatives puissantes de latinisation. Mais c’est grâce à la résistance de certains hiérarques que ces tentatives ont parfois pu être freinées. En 1843, le Missel Syriaque édité à Rome « faisait de la célébration de la messe syrienne et, plus particulièrement encore, de la messe pontificale, ou même seulement solennelle, une parodie à l’usage des Syriens, de la grand’messe latine ». Et quelques décennies plus tard, en 1888, le synode de Charfet « aurait entériné toutes les latinisations déjà opérée par le missel de 1843 et y aurait ajouté de nombreuses autres (…) si la réforme latinisante envisagée ne s’était pas heurtée à une opposition farouche de la part du patriarche, […] [qui] essayait de réduire les dégâts à leur strict minimum »[7].

En 1922, le grand savant et liturgiste le patriarche Rahmani entreprend un grand effort d’épuration de tout ce qui est étranger à la liturgie syriaque du Missel. Malgré certains résultats bénéfiques, il n’est pas allé très loin, ou peut- être ne pouvait-il pas. Toutefois, à certains niveaux, il a aggravé la latinisation, et s’est éloigné des usages de l’Église Syriaque Orthodoxe, en essayant d’imiter dans la messe l’Agnus Dei, l’usage des hosties latines, et la communion sous une seule espèce. Même les cancels et les rideaux disparaissent de l’Église.

Actuellement l’Église Syriaque Catholique est toujours en train de réformer sa liturgie, dans un sens qui va vers un retour aux sources syriaques antiochiennes, et qui épure cette liturgie des influences latines.

4. L’Église Maronite et la latinisation : des origines jusqu’au XVIe siècle

Les influences extérieures sur les liturgies syriaques ne datent pas des interventions latines en Orient. Bien avant, ces liturgies avaient aussi subi les influences de la liturgie de l’empire byzantin. À une période historique qui se situe dans la seconde moitié du premier millénaire, cette liturgie était tellement influente que l’Église Melchite Antiochienne, a laissé tomber définitivement sa liturgie syriaque, et s’est appropriée la liturgie byzantine. Cette adoption était surtout pour cette Église un signe de soumission et d’appartenance à l’Église de l’Empire. Comme quoi, plusieurs siècles avant le début de la latinisation des maronites au XIIIe siècle, l’idée de l’adoption d’une liturgie qui marque l’appartenance doctrinale et politique à une entité politico-religieuse était d’actualité. Le Patriarcat de Rome n’est pas le premier à avoir faire adopter à une Église relevant d’un autre Patriarcat sa liturgie. Toutefois, malgré ces influences byzantines et latines, les Églises Syriaques ont réussi à garder l’essentiel de leur liturgie, qui ressort toute une théologie et une vision du monde très attachée à la Bible. Michel Hayek l’exprime en ces termes : « Théologiquement elles [les Églises Syriaques] conservent cette vision biblique du monde et de Dieu dont l’hellénisme envahissant n’avait réussi à entamer la surface, et que la latinisation ultérieure n’aura point détourné de ses orientations profondes. Comme pour la Bible, cette vision est atomistique et cosmique, face au psychologisme latin en mystique et son monoïdéisme en dogmatique, face aussi au doxologisme grec en liturgie »[8].

L’Église Maronite a depuis ses débuts, eu des relations privilégiées avec l’Église Latine. Ce n’est pas seulement le fait d’être défenseur de la foi orthodoxe du Concile de Chalcédoine qui le souligne, mais aussi les relations ultérieures qu’elle a eues avec la papauté, et la conscience filiale liée à ces relations. Nous le savons par exemple à travers une lettre adressée par ses moines en 517 à l’attention du pape Hormisdas pour protester contre la persécution qu’ils ont subie en raison de leur foi chalcédonienne et de leur attachement au siège pétrinien. Cette lettre protestait contre l’événement au cours duquel le patriarche Sévère d’Antioche lâcha contre les moines maronites ses « loups rapaces » et tua 350 moines. Elle montre bien comment les maronites considéraient dès la genèse de leur Église, leur appartenance à l’Église Catholique. À la période croisade, plusieurs légendes véhiculées par la tradition orale maronite parlaient de la parenté lointaine de Jean-Maroun avec Charlemagne, et de l’ « intervention apostolique par l’intermédiaire du délégué pontifical Jean de Philadelphie qui aurait sacré évêque le premier patriarche maronite »[9]. Mise à l’écart la question de l’historicité de ces traditions orales, l’esprit qui en ressort marque d’un manière bien profonde la conscience qu’a l’Église Maronite de son appartenance à l’Église du pape.

Toutefois, ces quelques bribes historiques ne sont pas suffisantes pour parler d’une latinisation de l’Église Maronite, et ne peuvent d’ailleurs, en aucun sens être considérées comme une latinisation, mais seulement comme la marque d’une appartenance profonde de l’Église maronite à l’Église universelle. La latinisation ne commencera à s’installer dans l’Église de saint Maroun qu’à partir du XIIIe siècle, lorsque l’Église Maronite, en coupure de relations avec le siège de Rome pour plusieurs siècles en raison de l’occupation musulmane de l’Orient, reprend ces relations, à partir du XIIe siècle par le biais des croisés avec qui ils ont entretenu des relations privilégiées. Pierre Dib parle de cette cordialité avec les États latins d’Orient qui « s’exprime aisément quand on pense que les maronites se considéraient comme en parfaite communion de foi avec l’Église Latine »[10]. D’ailleurs, les fils de Maroun obtiennent une place privilégiée au sein des État latins d’Orient : il « étaient admis dans les rangs de la bourgeoisie et bénéficiaient du même droit que les bourgeois latins »[11].

Mais le problème de cette époque consiste en ce que les francs étaient incapables d’admettre une orthodoxie de la foi qui ne soit pas appuyée par une uniformité rituelle et légale. Nous sommes là bien loin de la diversité ecclésiale prônée par le deuxième Concile du Vatican. Bien que considérant les maronites avec sympathie, les Francs avaient besoin de voir en l’Église Maronite une Église qui ressemble à l’Église Latine. Ce qui était contraire aux coutumes occidentales paraissait suspect pour eux. Resituée dans son époque, cette conception est tout à fait compréhensible. Un auteur latin de cette époque, Jacques de Vitry, voulait que le peuple maronite « se rapproche autant que possible de ses Seigneurs et de ses alliés [les latins], en rejetant de ses coutumes orientales ce qui peut attirer les soupçons et en adaptant tous les usages des francs pour gagner la sympathie de ces derniers »[12]. L’activité latinisante de l’Église Romaine est en train de prendre place à partir de l’alliance entre les maronites et les croisés, et c’est au XIIIe siècle que se situe le début officiel de la latinisation de cette Église.

L’événement qui se situe au commencement de cette latinisation est celui de la visite d’un éminent patriarche maronite à Rome, Jérémie él Amchiti. Ce dernier arrive à Rome en 1209, et y demeure pendant cinq ans et demi. Il assiste au Concile Général de la Ville connu sous le nom du quatrième Concile du Latran. C’est durant ce Concile que le pape, Innocent III, va formuler d’une manière officielle sa volonté de vouloir conformer l’Église Maronite à l’Église Latine en tout, pas seulement en matière dogmatique, mais aussi en matière sacramentelle et vestimentaire. Ce pape met en exécution son rêve de vouloir universaliser le rite latin, et de l’appliquer à toute la chrétienté. Le patriarche maronite répond immédiatement au désir du Saint-Père, et dès son retour au Liban, le clergé maronite commence – dans la mesure du possible – à se vêtir à la manière latine, et à se conformer aux rituels et prescriptions canoniques de l’Église de Rome. Ils ont considéré que la volonté d’union avec Rome l’emportait sur les différences rituelles.

D’une manière plus pratique, les maronites ont commencé à partir de cette date à appliquer à leur Église orientale des coutumes qui lui sont étrangers. Les décrets de Latran IV faisaient autorité pour cette petite communauté qui a commencé à introduire des prescriptions telle la « confession annuelle » ou la « communion pascale ». Davantage, « un manuscrit de 1281 ne requiert pour la confection du chrême que l’huile et le baume [ce qui n’était pas du tout en usage dans l’Église Maronite qui faisait le chrême à partir d’une longue liste d’ingrédients]. Un pontifical de 1296 mentionne l’imposition de la mitre aux évêques ; certains rites d’ordinations ressemblent étonnement à leurs analogues latins : présentation des ordinants, tonsure, porrection des instruments et des livres sacrés… »[13]. La liste est longue, et elle témoigne d’une latinisation qui se met en œuvre dans l’Église Maronite qui met de côté ses usages syriaques antiochiens, et qui adopte des usages qui ne relèvent pas de sa tradition, tout cela, au nom de sa volonté de marquer sa communion et sa soumission au Saint Siège. De cette époque, nous avons aussi un précieux témoignage qui qualifie le taux de latinisation qui touchait l’Église maronite. Environ deux cent ans après la retraite des croisés, Fra Gryphon, un délégué de Rome s’exprimait de la sorte : « Les maronites en Europe, à Chypre, à Rhodes, à Tripoli, à Beyrouth et à Jérusalem, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, entrent dans les églises des Latins, et, revêtus de leur ornements sacrés, ils offrent sur leurs autels le sacrifice de la messe comme eux, ils élèvent le Corps et le Sangs, et comme eux ils font le signe de la croix. Ils se confessent chez eux et reçoivent des mains de leurs prêtres l’Eucharistie, de même qu’ils reçoivent d’eux des présents, tels la mitre et autres choses »[14]. Ce texte témoigne que la latinisation qui a été entreprise par Innocent III s’est à une certaine mesure réalisée dans l’Église Maronite.

Cependant, une autre circonstance historique va aller à l’encontre de cette latinisation en la freinant. Suite à la disparition des États Latins (à la fin du XIIIe siècle), les maronites se sont trouvés couper de l’occident, et ce que le frère Gryphon relate de sa visite de l’Église Maronite n’est qu’un latinisation qu’elle avait subie durant l’époque croisée, et qui ne s’est plus développée après leur déclin. Nombre de chercheurs soulignent que non seulement la latinisation de l’Église Maronite a été freinée, mais aussi que l’Église Jacobite a profité de cette période pour influencer à son tour l’Église de Maroun, et elle a à un certain niveau réussi (l’œuvre du patriarche Dwayhi en témoigne). Dib l’exprime en disant que « le danger de latinisation s’est éloigné du fait de l’interruption des communication avec Rome et l’Occident »[15].

Suite à toutes ces vicissitudes, et se basant sur les rares textes liturgiques maronites qui nous sont parvenus de cette période, il est a conclure que jusqu’au XVe siècle, la latinisation de l’Église Maronite fut une latinisation bien limitée, et qu’elle ne touchait pas à l’essence liturgique ni même à la discipline de cette Église. Même si la latinisation de l’Église de saint Maroun commence officiellement au XIIIe siècle, ce n’est qu’à partir de la fin du XVIe siècle qu’elle sera sérieuse et effective. Alors qu’avant cette époque, « ses effets se réduisaient presque uniquement à quelques détails extérieurs et d’importance secondaire, tels que le port de l’anneau, de la mitre et de la crosse par les prélats ; la manière de faire le signe de la croix, l’usage des cloches, du pain azyme et des ornements sacrés »[16]. Les textes romains datant du XVIe siècle montrent bien que l’Église Maronite avait plein de pratiques qui relèvent de la tradition orientale commune, telle l’administration des sacrements de l’initiation chrétienne à l’enfance, ou la communion sous les deux espèces. Jusqu’au XVe siècle, et même jusqu’à une grande partie du XVIe, l’Église Maronite était toujours fidèle à ses traditions ancestrales, et à sa personnalité syriaque antiochienne. La latinisation qu’elle subit est bien légère, et elle ne modifie en elle rien d’essentiel. Au contraire, ses relations avec l’Église Latine lui furent bénéfiques à plus d’un niveau, et il n’est pas difficile de comprendre les latinisations qu’elle a subies à cette époque comme le fruit d’un échange culturel, qui n’a rien de mauvais. Les latins ont après tout donné aux maronites le meilleur de ce qu’ils avaient, et en voulant par exemple voir un évêque avec une crosse et une mitre, ils n’ont voulu aux maronites que ce qu’ils veulent à eux-mêmes. De plus, ces changements n’ont pas été seulement adaptés par les maronites, mais ils ont aussi été appropriés par eux. Ces usages n’étaient plus des usages étrangers à leur Église, mais des usages qui en sont devenus une partie intégrante, sans pour le moins altérer l’identité ecclésiale des fils de Maroun. Il serait insensé de demander aux maronites de laisser tomber les influences latines de cette époques (mitre, crosses, cloches, etc.), que de demander aux arméniens de laisser tomber l’usage de la mitre parce que celui-ci est entré dans la tradition de leur Église aux cours du IXe siècle suite à un échange avec l’Église Latine. Peut-être que sur certains détails, ont pourrait se poser des questions, comme par exemple sur l’utilisation du pain azyme qui ne fait pas partie des prescriptions du « Livre de la Direction », mais en général, ce que l’Église Maronite a pris des Latins jusqu’au XVIe a fait partie de sa personnalité, sans pour autant saper, altérer ou déformer son entité propre. Ces nouveaux usages entrent en majorité en symbiose avec ses anciens usages, et s’il faut être honnête, il faut dire que la demande qu’a faite le pape Innocent III au maronites de se conformer en tout aux usages latins est d’une manière générale restée lettre morte, vu que les changements fussent tellement extérieurs et marginaux. Alors, pourquoi cette première tentative de latinisation n’a pas pu aboutir ? C’est probablement comme le dit Paul Naaman, parce que « les maronites étaient jaloux de leurs traditions orientales »[17].

5. L’Église Maronite et la latinisation, de la fin du XVIe siècle jusqu’au Concile du Vatican II

La situation politique à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle est bien différente de celle des deux siècles précédents. Si ceux-ci n’ont pas permis aux maronites de pouvoir mener des relations en bonne et due forme avec le Saint Siège, l’ère ottomane va être quelque peu différente. Il y aura toujours des difficultés d’ordre politique et pratique, mais en général, les relations reprennent, et d’une manière assez étroite. Non sans difficultés, les légats du pape arrivent à parvenir chez les maronites, qui ont désormais la possibilité de pouvoir rentrer en contact avec Rome, voire de lui rendre visite et d’y envoyer des élèves pour se former dans le Collège Maronite.

Le premier événement marquant de cette deuxième étape de latinisation de l’Église maronite, est celui de la légation d’Eliano qui est de très mauvaise mémoire chez les maronites. Il « fut l’un des agents les plus actifs de la latinisation de l’Église Maronite »[18]. C’est par son intermédiaire que le pape Grégoire XIII envoie au patriarche maronite, en 1577, les décrets et les canons du Concile de Trente. Comme au XIIIe siècle, la papauté s’attend des maronites à ce qu’ils appliquent les prescriptions relatives à l’Église Latine, sans distinctions disciplinaires ou dogmatiques. Toutes les règles du Concile devaient être appliquées par les maronites. Et à la différence du XIIIe siècle, cette volonté pontificale ne va pas rester lettre morte, et Eliano va veiller avec un grand zèle, non dénué d’insolence, voire d’ignorance parfois, à mettre en réalisation ce projet de latinisation de l’Église Maronite.

Rien qu’à lire les rapports qu’Eliano a faits sur l’état de l’Église Maronite, et ses projets pour un synode maronite, nous avons conscience d’être devant un projet de latinisation de cette Église qui est loin d’être superficiel. La liste est longue, mais à titre d’exemple, je mentionne quelques idées maîtresses qu’Eliano envisage. Dans son inventaire sur l’Église Maronite qui se résume par une phrase clef, Eliano écrit : « Il faudra exhorter le peuple à recevoir l’usage romain » ; le légat du pape dit que « les maronites consacrent l’eau toutes les fois qu’ils veulent baptiser, au lieu de bénir les fonts une fois par an le Samedi Saint : il faut introduire la bénédiction des fonts le Samedi Saint »[19], ce qui certes s’apparente à l’usage latin. Et de dire aussi que « dans l’Église maronite, on célèbre la messe avec du pain azyme, et les laïcs communient sous les deux espèces : il faut écarter progressivement les laïcs de la communion sous les deux espèces, à cause du péril de verser le précieux sang »[20]. Encore un autre exemple de latinisation qui va à l’encontre des traditions antiques maronites, puisque le « Livre de la Direction », datant du XIe siècle mentionne d’une manière claire du pain eucharistique qu’il « ne doit pas être azyme, mais levé avec du levain mêlé au Qurbân »[21]. Davantage, Eliano veut tellement conformer les usages maronites aux usages latins qu’il veut remplacer le Pontifical maronite par le Pontifical romain. Dans son projet de synode maronite, Eliano poursuit toujours dans la même logique, et veut par exemple que l’Église Maronite ne célèbre la messe qu’en utilisant les mêmes hosties qu’utilise l’Église Romaine, qu’il y ait dans les Églises des vases d’eau bénite selon les mêmes usages latins, etc.

En 1580, le pape Grégoire XIII envoie une seconde légation envers les maronites sous la direction d’Eliano, et « exprime le vœu que les maronites s’accordent avec le Saint Siège, tant dans les dogmes que dans les rites ecclésiastiques »[22]. C’est par cette légation que Rome a voulu introduire son calendrier (qui sera adopté par les maronites en 1606), ainsi que le Rosaire qui était ignoré par tous les chrétiens orientaux. Le synode de Qannoubine qui se réunira en cette même année approuvera toutes ces réformes latines, et le projet d’Eliano sera un succès pour la latinisation qui va pour la première fois pénétrer l’Église Maronite de manière à lui changer maintes habitudes et formules liturgiques fondamentales. Même les formules baptismales passeront d’une formulation orientale passive : « tel est baptisé… », à une formulation latine active : « je te baptise… ». Si la latinisation de l’Église Maronite relève d’une volonté romaine, sa réalisation prend place d’une manière officielle et sérieuse au cours du premier synode moderne de l’Église maronite en 1580.

Parallèlement à ces événements qui se déroulaient au Mont Liban, deux autres événements qui se déroulaient à Rome sont à mentionner, puisqu’ils appuyaient le processus de latinisation qui touchait l’Église de Maroun. Le premier événement est celui de la fondation du Collège Maronite en 1584, qui avait comme but la consolidation des liens entre les Églises Romaine et Maronite. La majorité des élèves qui y seront formés vont être de tendance latinisante marquée. Le second événement est celui de la mise à la disposition des maronites d’une imprimerie par Grégoire XIII. Cette imprimerie « contribua largement à consacrer définitivement le caractère latinisant des livres liturgiques et théologiques, mettant progressivement fin à l’activité des copistes et aux particularités liturgiques. Il est à noter que le rôle des élèves du Collège maronite dans cette affaire fut généralement prépondérant »[23].

Malgré les efforts d’Eliano de latiniser l’Église Maronite, celle-ci résistait, et tenait bien à nombre de ses traditions anciennes. C’est surtout en la personne du patriarche Sarkis Rizzi que s’est manifestée cette résistance, puisqu’il était attaché aux traditions anciennes de sa communauté, et ce à la différence de son neveu Joseph Rizzi, qui va lui succéder au siège patriarcal, et qui était « à tendance latinisantes marquées »[24]. C’est d’ailleurs cette résistance du Patriarche Sarkis qui va freiner quelque peu l’entreprise d’Eliano, et qui va pousser Rome à envoyer un autre légation sous la direction de Dandini, une personne plus ouverte qu’Eliano, qui va obtenir des maronites par la douceur, ce que Eliano n’a pas pu obtenir par l’autorité. À l’arrivée de Dandini, et durant sa rencontre avec le chef de l’Église Maronite d’ailleurs bien malade, voire mourrant, le patriarche protestait contre les résultats de la légation d’Eliano et du synode de 1580 dont il niait la légitimité. C’est pour cette raison qu’un deuxième synode va être tenu à Qannoubine en 1596, et malheureusement pour la tradition maronite, c’est le nouveau patriarche latinisant qui va le terminer, et qui va permettre à la légation romaine de pouvoir mettre à exécution les projets de latinisation de l’Église Maronite. Il y aura maintes conséquences à cette latinisation, et les décrets du synode seront loin d’être syriaques antiochiens ; ils s’inscrivent plutôt pleinement dans une logique latine, scholastique et tridentine : « […] procession de l’Esprit du Père et du Fils […] ; double application possible du Trisagion ; existence du purgatoire, universalité du péché originel : sans baptême les enfants n’auront pas le salut ; vision béatifique ou tourment des âmes immédiatement après la mort ; illégalité de l’apostasie même de bouche ; séparation du baptême et de la confirmation dont le ministre est l’évêque : composition du saint chrême de baume et d’huile ; interdiction d’employer le pain fermenté pour la messe ; consécration de l’huile des malades par le seul évêque le Jeudi saint ; la forme des sacrements est de l’Église Romaine ; indissolubilité du mariage, même si la séparation des corps est prononcée »[25]. De toute façon, il faut dire que c’est à partir des deux légations d’Eliano et de Dandini qui mirent en doute l’orthodoxie des Maronite, que la latinisation systématique de l’Église Maronite commençait à prendre cours, surtout qu’elle sera appuyée par la hiérarchie, qui à partir du patriarche Joseph Rizzi qui va amplement contribuer à l’exécution des décrets du deuxième synode de Qannoubine, et va répandre la vision latinisée de l’Église Maronite. Il ne sera d’ailleurs pas le seul, puisqu’au qu’au fur et à mesure qu’il y aura des élèves maronites formés à Rome, la latinisation de l’Église Maronite prendra de l’ampleur. L’un de ces élèves qu’il faut mentionner n’est autre que la patriarche Amira qui « était si marqué par l’influence latine qu’il fut appelé le « patriarche romain » »[26]. La latinisation de l’Église Maronite n’était plus un phénomène qui lui est imposé par l’extérieur, ou par une volonté pontificale, mais elle découlait de la hiérarchie maronite elle-même, convaincue de la nécessité de se conformer en tout aux usages de l’Église Latine.

Deux ans après le deuxième synode de Qannoubine, un autre synode maronite va se réunir à Day’it Moussa. Ce synode va s’inscrire dans une lignée directe du synode précédant, et va introduire plusieurs usages latins, telle la séparation du baptême et de la conformation, le rejet de la communion avant l’âge de 7 ans, et l’uniformatisation des paroles consécratoires durant la messe : « Nul ne dira la messe que par ces paroles : « Ceci est en effet mon corps. Ceci est en effet le calice de mon sang »[27].

Toutefois, la latinisation de l’Église Maronite n’était pas cause gagnée, puisqu’en 1644, un quatrième synode maronite va se réunir à Hrach, et aura comme but principal la tâche de s’occuper « du retour aux anciens usages maronites modifiés par le précédent Synode »[28]. Malgré les efforts de Rome et des élèves du Collège Maronite, l’Église Maronite avait une profonde conscience de son identité syriaque antiochienne qui était tellement collée à la constitution intime de sa personnalité, qu’une altération sérieuse de son entité était extrêmement difficile.

C’est une grande figure de l’Église Maronite, le patriarche Estéphane Dwayhi (1670-1704), qui va faire face à ces essais d’altération, et qui va une fois pour toute définir l’identité orientale antiochienne syriaque de l’Église de Saint Maroun. Il est un réformateur qui va affronter deux camps : « deux écueils l’y attendaient qu’il sut mieux que tout autre éviter : la jacobitisation et la latinisation »[29].

Peut-être que rien ne montrait que cet élève du Collège Maronite qu’était le patriarche Dwayhi, serait tellement attaché à l’identité syriaque de son Église. Mais même avant son élection patriarcale, le jeune Estéphane parcourait les paroisses, recherchait les manuscrits et les scrutait. Il écrivait, essayait de rejoindre une pureté de la tradition maronite, et appuyé par une érudition théologique, liturgique et historique hors normes, il rédigeait les ouvrages qui vont faire référence dans l’Église Maronite. L’ouvrage qu’il faut le plus retenir pour cet article n’est autre que son célèbre « Candélabre des Saints Mystères », qui n’est pas seulement un livre de liturgie historique maronite, mais aussi un traité théologique qui laisse ressortir l’identité antiochienne syriaque de l’Église Maronite, un traité de théologie qui au sein d’une époque latinisante, professe une pensée beaucoup plus biblique que scholastique, beaucoup plus orientale qu’occidentale. Bien que le patriarche ne manque pas de mentionner le Concile de Trente et de s’appuyer sur ses décrets. Bien qu’il mentionne d’autres Conciles occidentaux et que sa réflexion s’inscrivent parfois dans le cadre d’une polémique qui relève de la contre réforme (comme sur la question de la consubstantiation par exemple qui est totalement étrangère à une pensée théologique orientale, qu’elle soit syriaque ou byzantine), ses dissertations sont principalement bâties sur des données scripturaires. Son écrit relève d’une réflexion théologique orientale qui comprend plus la théologie en tant que mystère liturgique vécu, qu’en tant que question intellectuelle et dogmatique relevant de décrets et de réflexions aristotélistes parfois. Le patriarche parle facilement des traditions principales des Églises, il se réfère aux anciens Pères et aux premiers Conciles qu’il cite avec aisance. Il est bien clair qu’en parlant des traditions latines et maronites, Dwayhi sait bien de quoi il est en train de parler. Il en fait bien la distinction, et il est bien conscient de la différence de ces deux traditions, et de la nécessité de préserver sa propre tradition. Pour ce faire, Dwayhi va dénoncer toute influence jacobite sur le rite maronite, et va par son attitude vis-à-vis de la latinisation freiner son avancement dans l’Église Maronite.

Dwayhi ne va pas s’attaquer de front à la latinisation. Les circonstances de son temps ne le lui permettent pas. « Par obéissance à l’autorité suprême du Saint Siège qui avait tendance depuis Innocent III déjà en 1215 à introduire les usages de l’Église Romaine, il a accepté toutes les décisions relatives à la liturgie que les synodes précédents avaient portées »[30]. C’est pour cette raison qu’il va évoquer certaines coutumes latines qui se sont introduites dans l’Église Maronite comme des coutumes allant de soi. Pour n’en donner que quelques exemples : le lavement des mains du prêtre durant la messe, la mitre et la crosse de l’évêque et le pain eucharistique azyme.

Sa manière d’exposer les actions liturgiques maronites, et surtout ceux relatifs à la messe, se basent sur un souci de pureté de la tradition syriaque maronite ; la clarté de son exposé et la fixation liturgique qui en découle vont être un facteur de résistance à la latinisation montante de l’Église Maronite. Vu l’importance de la personne du patriarche et de la valeur érudite de son œuvre, il sera impossible de faire abstraction de son entreprise, et d’agir comme si elle n’avait pas existé. Par exemple, il mentionne la structure de la messe maronite en soulignant les éléments qui sont propres à la tradition syriaque, voire à la tradition maronite, comme le Houssoyo, ou le Mazmouro. Il parle de ces éléments d’une manière détaillée et avec une autorité qui ne permettrai à aucune autre forme de substitution latine de se substituer à elle. Dwayhi fixe par son œuvre la liturgie maronite selon des normes syriaques antiochiennes qui barrent la route devant toute latinisation ultérieure excessive de la liturgie maronite.

Un peu plus de trois décennies s’écoulent pour que se réunisse dans des conditions politiques et communautaires difficiles, le synode maronite du Mont Liban en 1736. À première vue, ce synode a tout pour être un synode latinisant, surtout qu’il s’inscrit dans la lignée des efforts de latinisation qui ont commencé à partir de la fin du XVIe siècle. Déjà, le texte fondamental du synode a été écrit à Rome, par l’érudit maronite Assémani, en latin. Celui-ci le relate dans la chronique de sa mission en disant que « Le Patriarche et les Évêques, ont demandé au légat du Saint Siège, la copie latine du synode… qu’il avait fait à Rome, pour signer […]. Le Légat est rentré de Qannoubine à Louayzi pour continuer la traduction du latin en arabe du futur Synode »[31]. De plus, le même Assémani écrivait dans son rapport sur le synode présenté au pape Clément XII que « les canons décrétés dans ce synode contiennent en effet la somme de ce qu’on doit croire et pratiquer ; cette somme affirme-t-il, est puisée dans les Saints Conciles et surtout dans celui de Trente avec certaines ajouts du rite particulier de la Nation maronite »[32]. Il est vrai d’ailleurs, que d’un point de vue légal, le synode est fortement influencé par le droit de l’Église Latine. L’article concernant l’Église Maronite dans le « Dictionnaire du droit canonique » le montre bien en disant que « presque tout le droit latin du mariage est admis ; l’usage du pain azyme est imposé : en ce qui concerne le baptême, la confirmation, l’extrême onction, le choix est laissé entre la forme sacramentelle latine et la forme orientale, mais la formule d’absolution conforme à celle du Rituel romain est seule tolérée »[33].

Il est vrai que le synode du Mont Liban latinise, puisqu’il reste le fils de son époque qui est difficilement concevable hors des normes culturelles qui relèvent du XVIIIe siècle. Toutefois, ceux qui ont vu dans ce synode un triomphe de la latinisation systématique ont tort. Sans oublier qu’ils mettent en doute la fidélité de l’éminent Assémani à son Église, il ressort du synode que maintes traditions maronites antiques « furent rétablies, ou tout au moins ont été susceptibles de l’être ; car le synode, et c’est en cela qu’il est un chef-d’œuvre, ouvre en ce sens de grandes possibilités sur l’avenir. Là où son auteur se trouvait lié par des décisions antérieures, il manifeste une nostalgie évidente, sinon un dépit, en pensant aux rites anciens abandonnés »[34]. Michel Hayek décrit davantage la situation de ce synode qui est pour lui une certaine forme de retour aux sources en disant de lui qu’il « a enregistré les faits et accepté les déformations du passé, en se portant de ses vœux vers l’avenir dont il escomptait des réalisations qui ne sont pas encore venues : pieuses dispositions insérées dans le texte, comme de sourdes protestations, des revanches verbales sur les déformations déjà entérinées »[35].

La suite de l’histoire maronite va toujours subir des influences latines, mais rien de nouveau, de radical et de fondamental va désormais s’installer, puisque l’essentiel a été fait durant cette période qui va de la légation d’Eliano jusqu’au synode du Mont Liban. Les latinisations qui vont succéder à ce synode ne seront que des mises à jour, ou des intrusions qui ne touchent pas à l’essentiel de la liturgie maronite, mais qui se résument par l’introduction de coutumes paraliturgiques latines (surtout à la seconde moitié du XIXe siècle), par le calquage de mélodies ou la traduction de chants religieux, etc. Mais grosso modo, l’Église maronite va traverser cette période avec un acquis de latinisation qu’elle hérite de la période qui va de la fin du XVIe siècle jusqu’au synode du Mont Liban. Beaucoup d’historiens et de liturgistes maronites vont être conscient de cette latinisation que subit leur Église. De Dwayhi à Pierre Dib qui écrit un bel article sur l’Église Maronite dans le « Dictionnaire de Théologie Catholique » en 1928, il est question de souligner les influences latines, et d’évoquer d’une manière parfois réservée et assez prudente une volonté de retour aux sources de la tradition maronite. Ceci ne va être possible qu’avec le deuxième Concile du Vatican qui va ouvrir la voie officielle aux réformes liturgiques, et qui va permettre à l’Église Maronite de pouvoir rechercher son identité syriaque antiochienne, à travers une liturgie qui exprime sa personnalité propre. Actuellement, l’Église Maronite est toujours en pleine réforme liturgique qui s’est manifestée par l’impression de nouveaux livres liturgiques réformés (comme le texte de la messe, les lectionnaires, etc.), par un travail ardu de la commission liturgique patriarcale, et par la contribution du travail liturgique de plusieurs institutions religieuses et académiques, tel l’Institut de Liturgie à l’Université Saint Esprit de Kaslik par exemple, qui a tant donné en matière de réforme liturgique.

6. La latinisation, bilan :

Je le répète, cet article a pour but principal de traiter de l’aspect liturgique de la latinisation. C’est pour cette raison que je trouve utile de chercher à savoir d’une manière synthétique, quelle latinisation a été opérée sur la liturgie de l’Église Maronite. La pyramide liturgique maronite comporte trois étages : le plus haut est celui des sacrements et à leur tête la messe, le deuxième est celui de l’Office Divin, alors que l’étage le plus bas est celui des pratiques paraliturgiques.

Le premier texte du Missel maronite imprimé à Rome en 1592-1594 est interdit par le patriarche et ne sera accepté ultérieurement que pour cause de manque d’exemplaires. L’un de ses problèmes réside dans le fait qu’il comporte « la mutilation des formules consécratoires et de l’épiclèse »[36]. Ce sont les élèves du Collège Maronite qui en sont responsables, dont Amira, celui qui deviendra le « patriarche romain ». Davantage, des prières sont insérées à la fin du volume : des bénédictions traduite du latin en syriaque, et surtout, des prières et action de grâce de Thomas d’Aquin que Amira a pris le soin de traduire. Cette première édition de la messe s’éloigne bien de la messe que célébraient alors les maronites, qui ne comportait pas ces prières latines, et dont chaque anaphore avait ses paroles consécratoires propres. Dandini, en 1596, en « reconnaissait les caractéristiques, notamment en ce qui concerne les formules consécratoires : elle différaient d’une anaphore à l’autre ; elles étaient parfois longues, parfois trop courtes, ne retenant que les tout premiers mots de la forme consécratoire de la messe latine »[37].

Pierre Dib résume d’une manière claire les transformations qu’a subi le texte de la messe : « les retouches importantes que le texte liturgique y a subies concernent les paroles de l’institution et l’épiclèse. Le récit de la cène était raconté en d’autres termes que dans la messe latine. Ces termes variaient du reste avec les anaphores. Maintenant, les paroles de l’institution sont une simple traduction du missel romain. Quant à l’épiclèse, elle est mutilée : le célébrant ne demande plus que le Saint Esprit soit envoyé sur le pain et le vin pour les transformer au corps et au sang du Christ, mais pour appliquer aux fidèle les effets du sacrement eucharistique »[38].

La deuxième édition date de 1716. Rien de substantiel ne change par rapport à la latinisation déjà introduite dans le texte durant l’édition précédente, sauf qu’il y eut une suppression de plusieurs anaphores, et un ajout de l’anaphore de l’Église Romaine composée par Scandar d’après le canon de la messe latine, et adaptée selon la forme de l’anaphore maronite des Douze Apôtres. Les éditions ultérieures du texte de la messe, qu’elles soient romaines ou libanaise ne vont plus ajouter quelque chose de substantiel à la latinisation du missel maronite. En 1992, le texte réformé de la messe va se séparer de maintes latinisations et retrouver certaines formes archaïques de la liturgie maronite eucharistique. Toutefois, il reste du travail à faire : l’anaphore maronite dite Charar n’a toujours pas retrouvé sa place dans le missel, les prière eucharistiques consécratoires conservent toujours un même texte uniforme, etc. Cependant, le nouveau missel qui va sortir très prochainement est très prometteur.

En somme, que dire de la latinisation de la messe maronite ? Un préjugé qui commence à faire date veut que la messe maronite a été tellement latinisée, qu’elle a perdu son identité maronite syriaque antiochienne. C’est une exagération d’une influence qui n’est en vérité que très superficielle. La seule lourde influence latinisante de la messe maronite consiste en l’introduction de l’anaphore dite de l’Église Romaine, et encore, sa structure est maronite. Il suffit d’écarter cette anaphore (ce qui a été fait durant la dernière réforme) pour voir que les dégâts ne sont pas si considérables que ça. L’influence latine n’a pas touché à la structure de la messe, ni au dispositions générales de la célébration. Elle n’a fait qu’ajouter parfois certaines prières latines, et les seuls lieux où elle a été vraiment active sont des points relatifs aux formules du Trisagion, des paroles consécratoires et de l’épiclèse. Hayek dit dans ce sens qu’on « peut donc dire que cette influence s’est exercée plus par minimisme et amputation que par une véritable modification à l’ordre liturgique lui-même. Celui-ci reste généralement a l’abri de toute déformation »[39].

Quant aux autres rituels sacramentaires, ce sont eux qui été le plus latinisés dans la liturgie maronite. La latinisation touche son point culminant lorsqu’au XVIIe siècle, certains « traduisirent du latin une partie du rituel et l’imposèrent à l’usage »[40]. Nonobstant, ce n’est pas tout le rituel qui a été affecté, puisque le pontifical était presque indemne de toute influence latinisante, et que c’était le pontifical de Dwayhi qui à partir du mandat de ce patriarche va être utilisé dans l’Église Maronite. Mais malgré cette latinisation du rituel, et toutes les modifications qu’il a pu encourir, « le rite maronite conserve encore dans son ensemble le cadre et les caractères essentiels de la liturgie d’Antioche »[41]. En bref, même le rituel qui est le plus latinisé dans la liturgie maronite, garde les caractéristiques essentielles et principales de l’identité syriaque antiochienne de l’Église de Maroun.

Quant à l’Office Divin, l’Église Maronite a la chance de pouvoir avoir à sa disposition un texte qui n’a pas été modifié par les intrusions latines. L’office n’a pas subi de latinisation de forme ou de texte, ce qui est une grande occasion pour pouvoir rejoindre à travers ses textes, la théologie antique de l’Église Maronite, théologie dont les sources remontent à bien loin dans l’histoire (un exemple d’un tel travail est celui de Jean Tabet qui a essayé de ressortir une théologie maronite à travers son analyse des textes de l’office commun). À cause de la persécution et de la pauvreté qu’on vécues les maronites, le fait de ne pas pouvoir beaucoup développer leur prières des heures les a permis de garder des formes et des structures bien archaïques de l’office, ce qui n’a pas forcément été le cas d’autres Églises orientales.

Concernant les pratiques paraliturgiques, la latinisation a bien œuvré dans ce sens : de l’introduction du Rosaire à partir des légations pontificales de la fin du XVIe siècle, en passant par le « Chemin de la Croix » et les exhortations du patriarche Hoyek qui insistait dans son action pastorale sur « la dévotion au sacré cœur »[42], et en arrivant aux dévotions actuelles qui sont majoritairement à aspect marial comme ceux relatif à certaines apparitions de la Vierge Marie, ou aussi à des attachement à des cultes de saints occidentaux. Dans ce domaine plus populaire, certains aspects de la personnalité maronite orientale sont parfois altérés par des concepts spirituels latin, mais loin de là que ces latinisations altèrent la personnalité maronite. Le seul danger qui puisse exister consiste à vouloir substituer la liturgie officielle de l’Église (messe et offices) par des pratiques paraliturgiques. Mais actuellement, une grande partie du clergé maronite est conscient de cette question, et ne sacrifie pas la grande tradition antiochienne au nom de petites spiritualités qui sont bonnes en soi, et qui devraient plus relever d’une dévotion personnelle que d’une prière liturgique officielle de l’Église. Davantage, il y a beaucoup de bémols à mettre à ces affirmations, puisque certaines dévotions ont tellement été assumées par les fils de Maroun qu’il est difficile de les écarter, sous danger d’amputer les nouveautés de la personnalité maronite, qui n’est pas une personnalité stagnée, mais toujours nouvelle à travers les siècles et les changements culturels et théologiques. D’une manière plus concrète je veux dire que le Rosaire par exemple, fait désormais partie intégrante de la spiritualité d’une majeure partie des maronites, ainsi que d’autres dévotions comme celle du sacré cœur. Nos plus grands saints les ont priés, et pour n’en citer que un, je mentionne Charbel Makhlouf. Comme il est impossible de nous imaginer le saint de Aannaya sans Rosaire, il est aussi difficile de dire que le Rosaire ne fait pas partie de la spiritualité maronite, en tant que phénomène désormais personnel, et non étranger. Mais cela ne veut pas dire aussi que les maronites ne pourront pas rejoindre des formes de prières individuelles orientales qui sont louables, comme le chapelet de la « prière de Jésus ».

7. Conclusion

Ce survol historique et les petites analyses qui ont été faites sur l’état de la latinisation de la liturgie de l’Église Maronite me permettent de répondre à la question que j’ai posée dans mon introduction, et qui consiste à savoir si la latinisation de l’Église Maronite a altéré sa personnalité orientale et syriaque. L’histoire nous permet de voir que l’Église Maronite a subi maintes latinisations, qui ne touchent pas seulement à sa liturgie, mais aussi, à d’autres aspects de sa vie en tant qu’église. Mais malgré cette latinisation qui touche à sa liturgie à différents niveaux et selon des degrés de force très variables, l’Église Maronite a préservé sa personnalité syriaque, et les insertions latinisantes dans ses textes liturgiques n’ont en rien altéré son statut antiochien. La réforme liturgique n’est pas une tâche facile puisqu’elle n’a pas seulement comme mission de rejoindre les origines et d’épurer les textes des intrusions étrangères, mais aussi d’actualiser la liturgie qui doit parler à l’homme actuel. Étant une action vivante, l’action liturgique doit s’éloigner de tout aspect muséologique. De plus, quand les latins ont donné aux maronites leurs usages, ils leur ont donné le meilleur de ce qu’ils avaient. À part quelques comportements condamnables comme par exemple ceux d’Eliano en train de brûler nos manuscrits, l’Église Latine est à remercier puisqu’à travers son action globale, elle a aidé les maronites à dépasser les difficiles conditions historiques dans lesquelles elle vivait, et aussi, elle leur a donné une grande richesse à travers l’échange culturel qu’elle a eu avec elle. La latinisation liturgique de l’Église Maronite ne lui a en général pas causé de grands dégâts, et le retour aux sources n’est pas seulement un tâche très possible et en cours de réalisation, mais elle est aussi une tâche passionnante qui est une occasion à l’Église Maronite pour repenser ce qu’elle est, et pour redéfinir son identité à partir de son histoire, et à la lumière des situations nouvelle qu’elle est en train de vivre.

Cependant, après une prise de conscience de la problématique de la latinisation de l’Église Maronite, il n’est plus permis de sacrifier l’héritage même de cette Église au nom d’un euphémisme spirituel ou d’un syncrétisme liturgique. Sans être fanatiques et sans vouloir absolutiser leur liturgie et la rendre stagnante, les maronites doivent bien veiller à la garder intacte dans son héritage, c’est-à-dire reflétant la personnalité maronite syro antiochienne. Une liturgie qui véhicule une théologie sémitique aurait beaucoup de choses à dire à son entourage musulman qui lui aussi pense d’une manière sémitique, et peut être beaucoup plus qu’une théologie occidentale et orientale qui ont des langages parfois incompréhensibles pour un moyen oriental. La pureté liturgique maronite est ainsi intimement liée à sa vocation de dialogue : qu’il soit un dialogue œcuménique qui fasse profiter les autre Églises de la richesse théologico-liturgique de l’Église Maronite, ou qu’il soit un dialogue inter religieux qui puisse faire parvenir aux autres sémites un message compréhensible de salut. Michel Hayek, l’un de ceux qui m’ont fortement influencé durant ma formation théologique, philosophique et liturgique, me disait toujours et il l’a écrit : « les Syriens [il s’agit des Église Syriaques] ont la responsabilité devant Dieu et devant l’histoire du salut du monde islamique. Seuls ils peuvent lui parler un langage compréhensible, à partir de ces mêmes consonnes sémitiques que l’islam croit éternelles et incréées ; pourvu toutefois qu’ils sachent, à la faveur du Concile, se constituer une expression théologique toute centrée sur la Bible, ni grecque, ni latine, à l’abri de toute option philosophique aristotélicienne, mais sémitique, marquée de ce cachet de primitivité au niveau duquel le monde ambiant situe sa foi et son culte »[43]. Que la mémoire de ce saint érudit maronite nous accompagne toujours et nous guide dans nos recherches. Décidemment, la liturgie n’est pas une question d’un dimanche matin, mais c’est tout un programme de vie.

Antoine Fleyfel
Paris, 17.10.2005

Bibliographie

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G. De Clercq, Maronite, in. Dictionnaire de droit canonique, T. VI, Librairie Letouzey et Ané, Paris, 1957, p. 811-829.

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Youwakim Moubarac, Pentalogie antiochienne / domaine Maronite, Tome I/1, Cénacle Libanais, Beyrouth, Liban, 1984, 744 p.

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Paul Rouhana, Histoire du Synode Libanais de 1736, in. Parole de l’Orient XIII, Kaslik, 1986, 111-164.

Paul Rouhana, Identité ecclésiale maronite, Des origines à la veille du Synode Libanais, Parole de l’Orient, XV, Kaslik, 1988-1989, p. 215-259.

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[1] Cf. G. Khouri-Sarkis, La réforme liturgique dans les Églises de langue syriaque, in. L’Orient Syrien Vol IX, n. 2-3, 1964 Vernon, France, p. 336.
[2] Jean Madey, À propos de la réforme liturgique de l’Église Chaldéo-Malabare, in. Parole de l’Orient, Vol. XI, 1983, Kaslik, Liban, p. 60.
[3] Ibid., p. 261.
[4] Ibid., p. 264.
[5] G. Khouri-Sarkis, La réforme liturgique dans les Églises de langue syriaque, op. cit., p. 336.
[6] G. Khouri-Sarkis, Projet de Restauration de la Liturgie syrienne d’Antioche, in. L’Orient Syrien, Vol. IX, n. 4, 1964, Vernon, France, p. 416.
[7] G. Khouri-Sarkis, La réforme liturgique dans les Églises de langue syriaque, op. cit., p. 337.
[8] Michel Hayek, Liturgie Maronite, Histoire et textes eucharistiques, Mame, Paris, 1964, p. xiv.
[9] Ibid., p. 33.
[10] Pierre Dib, Église Maronite, in. Dictionnaire de Théologie Catholique, T. X, Librairie Letouzey et Ané, Paris, 1928, p. 34.
[11] Joseph Féghali, Histoire du droit de l’Église Maronite, T. I, Letouzey et Ané, Paris, 1962, p. 25.
[12] Ibid., p. 26.
[13] Ibid., p. 28.
[14] Michel Hayek, op. cit., p. 38.
[15] Pierre Dib, op. cit., p. 31.
[16] Ibid., p. 63.
[17] Paul Naaman, La société maronite à la fin du XVIe siècle, in. Parole de l’Orient, n. XVII, Kaslik, 1992, p. 106.
[18] Jospeh Féghali, op. cit., p. 46.
[19] Ibid., p. 52.
[20] Ibid., p. 53.
[21] Youwakim Moubarac, Pentalogie antiochienne / domaine Maronite, Tome I/1, Cénacle Libanais, Beyrouth, Liban, 1984, p. 286.
[22] Joseph Féghali, op. cit., p. 72.
[23] Paul Rouhana, Identité ecclésiale maronite, Des origines à la veille du Synode Libanais, Parole de l’Orient, XV, 1988-1989, p 241.
[24] Michel Hayek, op. cit., p. 44.
[25] Ibid., p. 45.
[26] Ibid., p. 48.
[27] Youwakim Moubarac, op. cit., p. 527.
[28] Ibid., p. 516.
[29] Michel Hayek, op. cit., p. 50.
[30] Ibid., p. 51.
[31] Youwakim Moubarak, op. cit., p. 523.
[32] Paul Rouhana, op. cit., p. 231.
[33] G. De Clercq, Maronite, Dictionnaire de droit canonique, T. VI, Librairie Letouzey et Ané, Paris, 1957, p. 824.
[34] Michel Hayek, op. cit., p. 53.
[35] Ibid., p. 54.
[36] Ibid., p. 63.
[37] Ibid., p. 65.
[38] Pierre Dib, op. cit., p. 129.
[39] Michel Hayek, op. cit., p. 75.
[40] Pierre Dib, op. cit., p. 130.
[41] Ibid., p. 132.
[42] Ibid., p. 111.
[43] Michel Hayek, op. cit., p. XV-XVI.

Lettre 1

Composition et piano : Antoine Fleyfel

2005

Liberté

liberte

Pour ton amour j’ai vécu profonds délires,

Face à ton feu brûlant je n’ai su que dire,

J’ai alors étreint ta flamme me laissant séduire,

Lumineux, le bois ressemble à ce qui l’a transformé.

 

Sur les hautes cimes, Aphrodite je t’ai chantée,

Face aux cris des vulgaires, ne me suis lassé de t’exalter,

Que stupides les passions des êtres effrayés,

Qui préfèrent au regard de tes yeux dans les chemins de l’histoire gésir.

 

Dupe est l’assemblée des anges qui me croit cher payer,

Ma folle dévotion en qui seule ma passion est réalisée,

Zeus n’est-il pas des grecs prisonnier,

Et moi, Mère Nature le sait, en toi je reste éternellement à découvrir.

 

Que je prononce ton nom avant de mourir,

Que s’unissent à toi mes désirs et mes soupirs,

Mes morts ne sont en toi que vivre et bénir,

Sainte Liberté, que mon sang s’épuise à tes pieds.

 

Antoine Fleyfel

03.06.2004

Mon rêve ombreux

ombre

Une ombre audacieuse fuit au réel,

Quitte son fantôme pour un instant mortel

(Car ni sans celui-là n’existe-t-elle,

Et ni en un autre ne vit-elle).

 

Ce spectre à qui je ressemble,

Mots à tes yeux avant de rendre

L’âme à celui qui des songes l’engendre,

Se dit, là où l’imaginaire est l’antre,

Des cœurs qui en paraboles et images s’assemblent.

 

Je suis comme les journées du printemps,

Qui attendent le soleil pour contempler les fleurs,

Et comme la lune, la nuit, le jour pleure,

Et ses larmes verse sur les rives du temps,

Près de l’étang où l’amour meurt,

Je me tiens crapaud et funèbre chant,

J’adresse supplication silencieuse à l’heur,

Qu’au croisement de l’espace et des heures,

Mes yeux se posent sur ceux que les étoiles attendent tant,

Chaque nuit avant que tes paupières se referment océans,

Et protègent les profondeurs de leur beauté des vents ;

Tes yeux, ma nuit et mes fleurs,

Mes yeux, la lune et le printemps,

L’automne et le jour notre monde étant,

Je ne puis que rêver d’une nuit printanière,

Où mes yeux et tes yeux comme antan,

Se touchent et jaloux rendent les amants.

 

Nul besoin n’est de dire qui je suis,

Ton cœur a reconnu l’odeur de mon sang,

Oui mon amour, je meurs car court est l’instant,

Que les dieux octroient à une ombre rampant,

Dans les allées d’un cimetière effrayant,

Où gisent souvenirs et amours de ceux qui,

Oubliés par la réalité, sont pleurés par le temps …

 

Antoine Fleyfel

16.05.2004

La nuit, la lumière et la femme

nuit

Une Lumière et une femme se touchent la nuit,

Des formes du faisceau la volupté luit,

Si la lumière touche la femme, beauté est-elle,

Et si la femme touche la lumière, le temps fuit.

 

La nuit et la femme se baladent,

Au croisement de la lumière et des aubades,

Si la femme touche la nuit, aurore se fait elle,

Et si la nuit touche la femme, aveuglément elle s’oublie.

 

La nuit et la lumière courent cherchant,

La femme sans qui leur concert est néant,

Si elles la trouvent, l’être est perdu en elle,

Sinon l’étant ne serait qu’un vagabond errant.

 

La nuit, la lumière et la femme,

Ma vie, ma quête et ma lame,

Aux crépuscules de mes instants d’elles naissent,

De profondes passions qui fondent et ébranlent mon âme.

 

Antoine Fleyfel

26.01.2004