Les chrétiens d’Orient, âmes de la renaissance arabe
La contribution majeure des chrétiens d’Orient au mouvement réformateur du monde arabe dit Nahda est souvent évoqué lorsqu’il est question de parler de leur inscription dans leurs contextes et de leur avenir. Ceux qui, parmi ces chrétiens, connaissent cette période cruciale en terme de culture et d’éducation, qui n’eût de toute évidence pas été ce qu’elle fut sans eux, sont fiers de cet héritage qui reste de leur responsabilité. Car lorsqu’on souhaite parler, aujourd’hui, de l’implication des chrétiens d’Orient dans leurs pays différents, on évoque surtout leurs écoles, leurs maisons d’éditions, leurs universités, leurs médias, leur presse, leur production littéraire et leur militance pour créer des États citoyens, libres et laïcs. Tout cela est sans doute en continuité avec la Nahda ; mais prudence, celle-ci était un mouvement pluriel qu’il faut examiner de près.
Cet article a comme but de rappeler quelques thèmes principaux de la Renaissance arabe, tout en mettant en exergue le rôle déterminant des chrétiens. Ce moment de l’histoire du monde arabe questionne notre présent.
I- La Nahda, Renaissance du monde arabe
Le mot Nahda (terme arabe qui signifie force, éveil, essor, renaissance) désigne une période du monde arabe, allant de la fin du XVIIIe à la moitié du XXe siècle. Comme concept, la Nahda désigne ce qui est communément connu comme « Renaissance arabe ». Les spécialistes ne sont pas d’accord sur l’événement déclencheur de ce mouvement. D’aucuns situent par exemple sa source dans l’expédition de Napoléon en Égypte (1799-1802) et d’autres dans la mission scolaire égyptienne d’al-Tahtawi (1801-1873), imam de l’université al-Azhar envoyé par le khédive Méhémét Ali en 1826 en France pour l’étude de la langue française et de la traduction. Durant son séjour parisien qui dura cinq ans, il mena une réflexion autour de l’évolution de la civilisation musulmane et de sa rencontre avec la modernité européenne ; il publia cela en 1834 dans son récit de voyage intitulé L’Or de Paris qui lança le débat. Fasciné par la civilisation européenne, al-Tahtawi prônait l’emprunt, par l’Égypte, de tous les éléments de la modernité compatible avec l’islam. La rédaction de cette œuvre se fit dans un arabe à la syntaxe assouplie, suggérant la réforme de cette langue.
La Nahda s’effectua dans le cadre d’un contexte culturel et politique bien précis, décrit classiquement comme celui de la pénétration économique et politique de l’Occident dans le monde arabe, et celui des Tanzimat (1839-1876), réformes qui eurent lieu dans l’Empire ottoman, instaurant, entre autres, l’égalité entre chrétiens et musulmans, tout en maintenant à ces derniers leurs privilèges confessionnels. Cependant, nombre d’études montrent que les origines de la Nahda se trouvent aussi en Turquie, en Perse, en Afghanistan, en Inde, et même dans les Balkans et en Russie.
L’un des éditoriaux d’une figure majeure de la Nahda, le chrétien Butrus al-Bustani(1819-1883) résume le questionnement profond du mouvement : « Pourquoi sommes-nous en retard ? » La réponse à cette question était diverse, puisque la Nahda n’a jamais été monolithique. Si l’on a tendance à la résumer à sa seule composante littéraire et culturelle – qui demeure sa matrice –, il serait plus pertinent de parler d’un triple mouvement qui la traverse : la question de l’éducation, fondatrice et première, la question politique qui en est une conséquence et qui cherche à appliquer les principes de la réflexion menée dans le cadre de l’État, et la question religieuse qui, ayant trait à la réforme de l’islam, donna naissance au salafisme. Avec Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897), ce fut une tendance très intéressante, cherchant à rejoindre le génie islamique des temps premiers. Malheureusement, le salafisme se radicalisa avec la confrérie des Frères musulmans, fondée en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949).
Cet exposé se limite à la contribution des chrétiens du monde arabe à la première dimension, qui est de facture éducative, culturelle, intellectuelle et littéraire, et qui constitue le socle de la Nahda. La généralisation de l’imprimerie en était la condition sine qua non qui constitua Beyrouth et La Caire en foyers d’activités littéraires ayant trait à la traduction, à la pensée, aux romans et nouvelles, aux encyclopédies, aux essais ou aux pièces de théâtre. Tout cela dans le cadre de la réforme de la langue arabe, de la naissance du patriotisme et du civisme, et de la circulation d’idées visant à opérer une rupture avec un passé considéré comme obscurantiste. Il était question de « lumières » à réaliser dans la société et dans la politique, à partir de la « liberté », de la « démocratie », de la « citoyenneté » ou de l’émancipation de la femme, pour sortir de la « sclérose » et de la « stagnation ».
Enfin, mentionnons que si la Nahda religieuse s’effectua par des musulmans, la Nahda culturelle s’opéra indépendamment de l’appartenance confessionnelle des acteurs. Les chrétiens agirent comme des citoyens d’un monde leur appartenant.
II- Thématiques majeures de la Nahda et contribution chrétienne
Au XIXe siècle, la figure de l’intellectuel devint centrale. Celui-ci n’était ne se retrouvait plus uniquement dans les domaines traditionnels de fonctionnaire, de l’instituteur ou du poète. Il fut désormais écrivain, journaliste ou traducteur, et vécut des fruits de son activité considérée comme signe de modernité. L’outil lui permettant de travailler et de diffuser sa production était l’imprimerie, d’où l’importance que revêtaient particulièrement les deux villes du Caire et Beyrouth avec leurs imprimeries en caractères arabes, mais aussi bien d’autres villes comme Istanbul ou Tunis. La Nahda était un aspect majeur de l’essor économique, politique et social des villes.
Les nombreux chrétiens qui contribuèrent à la Nahda incarnaient la figure de l’intellectuel par excellence. Ils agissaient et pensaient, en général, à l’écart de tout esprit communautaire ou confessionnel, dans le sillage d’une appartenance à un monde arabe qu’ils entendaient réformer et libérer de la tutelle ottomane. Leurs idées étaient aussi diverses que leurs appartenances ecclésiales. Catholiques, orthodoxes et protestants œuvraient à partir de leur besoin de réformer leur société, leur culture et leur régime politique. Toutefois, cela n’excluait pas des tensions entre les communautés sur fond de rivalité entre les différentes missions étrangères.
Il est impossible, dans cet article succinct, de mentionner la kyrielle de noms de chrétiens ayant contribué à la Renaissance arabe. Si notre choix est limité, il a comme ambition de fournir une vision générale.
La langue arabe, matrice de la réforme
La réforme de la langue arabe et la littérature afférente se situent au centre la Nahda. L’établissement de la langue arabe, à la place du turc ottoman, comme langue officielle du royaume d’Égypte par Méhémét Ali (1760-1849) joua un rôle de premier plan à cet égard. Cela poussa les intellectuels à créer de nouveaux termes, à simplifier la syntaxe et à rendre la langue arabe compatible avec les évolutions différentes des sociétés. Sur ce plan, Butrus al-Bustani (1819-1883), maronite du Mont-Liban, joua un rôle déterminant. Enseignant la langue arabe aux missionnaires américains, il se convertit au protestantisme et mena une vie intellectuelle d’une grande richesse. Il fonda la première société littéraire du monde arabe (la Société des lettres et des sciences) et l’École nationale en 1863, créa la première encyclopédie arabe moderne et rédigea un dictionnaire. Il fut de même le fondeur de journaux qui jouèrent un rôle crucial, comme Nafir Souriya (Le Clairon de la Syrie) et al-Jinan (Les Jardins). Appelant à la renaissance de la langue et de la culture arabe, sa vision du monde était laïque, séparant politique et religion ; À la suite des massacres du Mont-Liban et de Damas en 1860, fruits de tensions interconfessionnelles, il prônait une solidarité fondée sur l’appartenance nationale et patriotique plutôt que sur la religion. Être arabe est ainsi pour lui une appartenance culturelle. En cela, il était précurseur du nationalisme arabe. Son fils, Salim al-Bustani (1846-1884), fut le continuateur de son œuvre, mais aussi le premier journaliste arabe qui tenta d’éditer un quotidien.
Si Butrus al-Bustani était un acteur de premier plan de la réforme de la langue, tous les auteurs qui seront cités par la suite participèrent à cette réforme à travers leurs écrits divers.
La presse et la littérature, canaux de diffusion de la pensée
L’activité littéraire et journalistique des chrétiens de la Nahda fut très riche et variée. Elle permit la diffusion de la pensée et des idéaux liés au mouvement de renaissance du monde arabe, dont les questions de la modernisation de l’État, de l’émancipation féminine et de l’éducation (ces deux dernières étant intimement liées). Butrus al-Bustani œuvra dans ce sens, mais bien d’autres aussi, comme son élève, Salim Takla (1849-1892), un chrétien du Liban, et son frère Béchra Takla (1852-1901), qui s’établirent au Caire où ils fondèrent en 1876 le très célèbre quotidien égyptien, toujours édité, Al-Ahram (Les Pyramides).
Sans être exhaustif, il faudra évoquer quelques noms importants comme Faris al-Shidyaq (1804-1887). Né maronite à Achkout dans le Mont-Liban, convertit au protestantisme et puis à l’islam, il est considéré comme l’un des fondateurs du journalisme et de la littérature arabes modernes, avec tout ce que cela peut avoir comme conséquences réformatrices sur la langue, sa syntaxe et sa diffusion. Il séjourna à Paris où il se lia d’amitié avec Victor Hugo et y publia ses œuvres les plus importantes. Il fut aussi connu pour sa défense de la langue et de la culture arabe face au mouvement réformateur de turkization qui traversait l’empire ottoman à la fin du XIXe siècle. La journal littéraire Al-Jawa’eb qu’il fonda et dirigea était lu dans les grandes villes arabes, au Machrek et au Maghreb.
Quant à Francis Marrache (1836 ?-1873 ?), grec melkite catholique alépin, il fut un grand poète et écrivain. Alep, était à l’époque un haut lieu du catholicisme oriental et un pôle important de la littérature et de la philosophie au sein de l’Empire Ottoman. C’était une ville où fusaient les réflexions autour de l’avenir des Arabes. Ce contexte marqua Marrache qui entreprit de longs voyages qui lui valurent le titre du premier intellectuel arabe moderne cosmopolite. Son œuvre poétique permit le création d’un genre littéraire arabe moderne qui eut une grande influence. Dans ses écrits, critiques du pouvoir ottoman et inspirés par la révolution française, il prônait une réforme de la société et mettait en lumière le besoin des arabes d’avoir des écoles modernes et un patriotisme laïque à l’écart de la religion. Un autre syrien, grec melkite catholique de Homs, Ibrahim al-Yaziji (1847-1906), philologue, poète et journaliste, édita plusieurs journaux, comme An-Najah (La Réussite), Al-Tabib (Le Médecin) ou Al-Diya’ (L’Éclat), Critique, lui aussi, de l’Empire ottoman, il milita pour l’indépendance des Arabes. Il fut l’auteur du célèbre poème révolutionnaire : « Arabes, soyez prudent et réveillez vous ».
La Nahda était un phénomène local et diasporique aussi. À ce égard, la figure majeure qu’il faudra évoquer est celle de l’écrivain, poète et artiste maronite libanais Jibran Khalil Jibran (1883-1931), qui vécut la majeure partie de sa vie à New York et qui écrivit en arabe et en anglais. L’auteur du Prophète montrait que la Nahda s’effectuait de même à partir de la diaspora qui maintint des liens étroits avec la terre d’origine. Sa syntaxe était libérée des complications de la langue classique, et cherchait à refléter le langage quotidien qu’il connu durant son enfance dans sa ville de Bécharré, et à Boston, dans le quartier des immigrant syriens. Jibran contribua à faire de l’arabe une langue actuelle et moderne, et plaidait pour sa généralisation.
Rôle de l’activité intellectuelle biblique et théologique
La traduction de la Bible en arabe, ainsi que les versions concurrentes, jouèrent un rôle important pour la réforme de cette langue au XIXe siècle. Butrus al-Bustani effectua la première traduction moderne arabe de la Bible, avec l’aide du grec melkite catholique originaire de Homs en Syrie, Nassif al-Yaziji (1800-1871), pour le compte des protestants. Quant à Ibrahim al-Yaziji, le fils de ce dernier, il traduisit la Bible en arabe pour le compte des Jésuites, faisant concurrence à la traduction protestante face à laquelle elle se considère beaucoup plus complète linguistiquement (cette traduction « jésuite » est toujours éditée et demeure une référence en matière de langue). On lui doit un travail de premier plan pour la réforme de la langue arabe dont il déplorait une pauvreté tel qu’il était impossible à un écrivain de trouver les termes nécessaires pour décrire sa chambre à coucher. Il exista d’autres traductions de la Bible en arabe, comme celle de Faris al-Shidyaq qui était très célèbre et d’une grande qualité littéraire. Certains la considéraient comme la meilleure.
Sur le plan de la théologie, il incombe de mentionner le père Louis Cheikho (1859-1927), chaldéen, jésuite, né à Mardin en Turquie actuelle et mort à Beyrouth. Il fonda la célèbre Bibliothèque orientale à Beyrouth qui comptait à son décès 30 000 volumes et 3000 manuscrits. Éditeur de manuscrits et à l’origine des études scientifiques des textes arabes paléochrétiens, il mit à la dispositions des orientalistes occidentaux une quantité importante de textes peu connus. Son activité éditoriale était d’une grande richesse, notamment à travers ses ouvrages et ses articles dans la revue fondée en 1898 et toujours éditée, Al-Machriq (Le Levant).
À l’aube du nationalisme arabe
Le nationalisme arabe était une conséquence de la Nahda, et se constituait, pour ceux qui le prônaient, en projet politique permettant l’émancipation arabe et l’identification des dangers. À cet égard, Naguib Azouri (1873-1916) fut un auteur d’une grande importance. Maronite du Liban sud, il était fonctionnaire ottoman. Beaucoup le considèrent comme le fondateur du nationalisme arabe. Dans son livre Le réveil de la nation arabe dans l’Asie turque, publié en 1905, il prônait la création d’un État arabe indépendant de la Turquie, incluant les territoires arabes et gouverné par une monarchie constitutionnelle et libérale d’un sultan arabe. Par ailleurs, Azouri fut l’une des premières figures arabes à s’opposer au « danger » du projet sioniste en le considérant comme opposé au nationalisme arabe. Ils « sont destinés, écrit-il, à s’affronter sans relâche jusqu’à ce que l’un d’entre eux l’emporte. Le sort du monde entier dépendra de l’issue finale de cette lutte entre deux peuples représentant des principes opposés ».
Jurji Zaydan (1861-1914). Grec-orthodoxe de Beyrouth, fut un autre contributeur à la création du nationalisme arabe, de facture laïque. Émigré au Caire, il fonda la célèbre revue Al-Hilal (Le Croissant) en 1892. Signée par les plumes des plus grands intellectuels arabe, elle était largement répandu. Il fonda de même l’une des plus grandes maisons d’édition qu’il nomma du titre de sa revue. Son œuvre très riche touche à plusieurs domaines, comme les romans ou les écrits historiques, rédigés dans une langue arabe moderne et accessible. Il fut l’auteur du premier ouvrage de philosophie de la langue arabe.
La Nahda, un socle toujours d’actualité
La Nahda n’aboutit pas à son fait. Les conflits israélo-palestinien et israélo-arabe sclérosèrent le Proche-Orient durant la seconde moitié du XXe siècle, donnant naissance à une série de programmes aussi destructeurs qu’inadéquats, tels les nationalismes autoritaires ou les islamismes, menant la région à son état déplorable actuel.
Néanmoins, bien des principes élémentaires prônés par la Nahda culturelle demeurent d’actualité pour beaucoup d’Arabes, surtout les chrétiens. Car c’est seulement par la laïcité, la citoyenneté, les droits de l’homme, la pensée, la culture, la liberté, la diversité, la réforme et l’État de droit qu’il est possible de redresser la situation du monde arabe et de ses chrétiens. Les théologiens chrétiens arabes contemporains, notamment ceux du Liban et de la Palestine, adoptent dans leurs réflexions théologiques, politiques ou culturelles les principes de la Nahda susmentionnés qui constituent encore pour eux un socle. Cela est manifeste dans la théologie contextuelle libanaise et dans la théologie palestinienne de la libération.
Les chrétiens de la Nahda agirent en citoyens dans un espace politique qui était le leur. Leur salut politique passait par le salut de tous. Leurs réflexions étaient au service de tous, dont les musulmans, mais de même les juifs qui participèrent aussi à la Renaissance arabe. Cet héritage est une responsabilité qui constitue aujourd’hui l’un des plus grands défis des chrétiens d’Orient, dans le cadre de situations qui ne leur sont souvent pas clémentes. Ainsi ne devraient-t-il jamais considérer leur présence, comme celle d’un groupe qui ne fait que chercher les moyens de sa subsistance ou de sa survie, mais aussi comme celle d’un élément incontournable de l’avenir de cette région qui ne serait jamais la même sans eux.
Réussiront-ils, eux dont les nombres diminuent, à être encore une fois le sel de la terre et de rayonner de mille feux ? Les bruits des armes sont sans doute assourdissants, mais le silence de la croix les appelle à être à la hauteur de leur vocation, celle de témoigner de l’Amour face à la mort et à la destruction, et celle de contribuer à l’édification de sociétés citoyennes et plurielles, qui rejettent la haine et toute forme de dictature -laïque ou religieuse-, qui permettent à l’homme, à tout homme, de vivre librement et dignement.
Antoine Fleyfel
“Les chrétiens d’Orient, âmes de la renaissance arabe”, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 798, janvier-mars 2020, p. 24-31.
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