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La “guerre” et son dénouement d’après la poésie de Mansour Labaky*, L’Orient Le Jour, 12.06.2008

mansour labay

Il est presque impossible qu’un Libanais chrétien – toutes confessions confondues – ne connaisse pas les chants du Père Mansour Labaky. La raison n’en est pas seulement la simplicité et la beauté pénétrante de la mélodie, mais aussi les thèmes qui y sont abordés. Ces chants ont pris leur essor à l’aube de la guerre libanaise (1975), lorsque Abouna[1]Mansour y a exprimé la situation de désastre que vivaient les Libanais. Et ainsi, tout un chacun s’est retrouvé dans ces thèmes qui abordent l’enfance, l’amour de Dieu, la joie, le pardon… et la guerre.

En 2008, le Liban souffre toujours, « nos visages sont tristes », « l’amour a disparu », « la haine se fait un nid dans nos poitrines » et l’immigration se constitue en identité nationale. Si la situation économique y est pour beaucoup, c’est la guerre qui a « visité notre terre » qui est la source de tous les maux. Ces quelques lignes voudraient essayer d’éclairer le thème de la « guerre » et de son dénouement à partir de quelques-uns des poèmes de Mansour Labaky[2].

 Le thème de la « guerre » s’inscrit chez Abouna Mansour dans un cadre nostalgique qui a comme horizon l’espérance en Dieu qui donne la paix. C’est à travers la nostalgie des temps heureux désormais révolus qu’est perçu le mal opéré par la guerre qui instaure un ordre différent, celui du « tombeau de l’enfance, de la tromperie et du cœur qui est dépendant de la laideur ».

Cette nostalgie se constitue en un chant cosmique à l’échelle du Liban, car ce n’est pas seulement l’homme qui souffre, mais toute la nature avec lui. La guerre dévaste les gens du Liban et sa terre. La demande du retour aux temps de la paix s’effectue au nom des « orphelins », des « martyrs », de « ceux qui pleurent », et aussi au nom des « vallées », des « oiseaux » et des « fleurs des champs ». C’est une nostalgie d’un ancien paradis qui n’est pas sans frôler la pensée de Saint Ephrem sur le Paradis : « Rends-nous l’amour et le bien dans une terre qui était pour tes parents une patrie. Rends-nous nos poèmes, toi notre espérance, le Dieu de l’impossible. Nous marchons vers toi, vas-y, complète notre chemin ».

Ainsi, la guerre n’est pas une constituante du Liban qui est à la base une terre de paix, c’est une entité étrangère qui « le visite » et qui « chasse la paix ». Ses effets sont dévastateurs, elle crée des « théâtres de la peur », des « paysage de destruction », « la sécheresse ». La souffrance qu’elle inflige touche l’homme et la terre du Liban : « Nous avons oublié l’odeur des fleurs, et le plaisir d’être dans les jardins, nos crayons se sont transformés en fusils, et nos maisons sont devenues des tranchées ». La responsabilité de cette guerre incombe aussi aux Libanais : « nous avons brûlé le blé de nos plaines, et nous avons semé à leur place des bombes, nous avons tué dans nos esprit l’enfance, et l’ombre de l’horreur a pénétré nos maisons ».

L’effet le plus dévastateur de la guerre est celui de l’absence du Seigneur qui a été chassé du Liban. Le Père Labaky crie vers lui en lui demandant : « au Liban reviens Seigneur, reviens ». Cette demande est effectuée au nom de la « mère qui pleure ses enfants morts durant la guerre », au nom des « déportés », au nom des « orphelins », du « martyr », de la « fontaine » et de « l’arbre ».

Mais malgré le « crime qui a remplacé la sérénité », le dernier mot n’est pas à la guerre, mais à la foi et à l’espérance qui sont la réponse au mal meurtrier. Malgré « les horreurs de la guerre », « mon chemin est vers toi ». Par la puissance de la foi, le « Liban bâtit la paix », comme si elle est déjà là, comme si la guerre est vaincue. La foi « fermera les théâtres de la peur », « effacera les ruines et la douleur», « dans les yeux mettra reflet de ciel » et « donnera au désert flocons de miel ». La foi est libératrice de la guerre, c’est à son niveau que réside le salut du Liban. Elle libère la nature qui « célébrera la saison des blés », « la pensée qui ne sera plus otage », « le rêve dont nous remplirons nos pages » et « de l’exil fait revenir l’amour » ; par la foi « la paix devient notre horizon » et « la nuit s’ouvre sur un matin».

C’est au niveau de l’Incarnation que Abouna Mansour situe la culmination de l’éradication de la guerre. Si ce pôle sotériologique l’inspire plutôt qu’un autre, ceci est certainement dû à l’expérience radicale de l’enfance qu’il a faite durant sa vie. Durant la nuit de Noël, « la haine s’enfuit» et « la paix est semée », « la terre fleurit » et « la joie est glanée ». Et même si les chrétiens orientaux chantent plutôt ce chant durant la fête de la Nativité ou, au plus, durant la période de l’Avent, Noël ne se limite pas pour le Père Labaky au 25 décembre. Noël est un état qui peut être vécu dans diverses circonstances, toute l’année durant. Celles-ci peuvent être résumées en trois catégories d’attitudes : la première attitude consiste en « l’amour du prochain » à qui on « donne à boire », qu’on « vêtit », de qui on « «sèche les larmes » et à qui on « transmet l’espérance ». La deuxième catégorie touche la vie intérieure de chacun qui devrait « aller vers l’autre sans tromperie », « sans sentiment de vengeance », qui « trouvera la froideur disparue de son cœur » et qui « trouvera son âme fondue en Dieu ». La troisième catégorie est religieuse, elle consiste en un « recueillement devant la crèche », une « prosternation sans rébellion », « une paix au sortir de mes mains », et en « une vie de Son Esprit pour toujours ».

Le Liban souffre de la souffrance de l’Orient. Mais malgré l’injustice et tout le mal qui se manifeste à travers l’aliénation économique de l’homme, l’ébranlement de ses attaches patriotiques par l’immigration et sa destruction par la guerre, malgré tout le sombre paysage qui règne, les chants de Mansour Labaky invitent à la foi en l’impossible, à la foi en l’amour qui est plus fort que la haine, à l’espérance qui est plus grande que la destruction, à la vie qui est plus forte que la mort. Dieu, libère, la foi libère. Ah si les témoins de Dieu étaient plus nombreux, afin que par le don de leurs vies, le Seigneur effectue une libération radicale du Liban, libération qui n’est pas seulement pardon des péchés et eschatologie, mais aussi droiture sociale et politique,  justice pour les pauvres et pour les malheureux. Oh Seigneur, « comme la pluie, que la paix pleuve sur nous, sur notre pays ».

Dr Antoine Fleyfel

12.06.2008

 


* Prêtre maronite, poète, compositeur et écrivain. Dès 1977, le Père Mansour Labaky prend en charge des orphelins de guerre, provenant des quatre coins du Liban.

[1] « Père » en dialecte libanais

[2] Cette étude s’appuie sur 7 chants composés et rédigés par Père Mansour : « Al Harbu Zarat », « Amantu », « Ilahi Ilahi », « Tuqfalu Masarihul Junun », « Kirmalin Nab’a », « Laylatal Milad » et « Ya Rabbass Salami ». Ceux-ci se trouvent dans : P. Mansour LABAKY, Cantate Domino, Psaume et chants spirituels (en arabe), Mansourieh, éditions Lo Tedhal.

Pèlerinage spinoziste, 04.01.2008

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Il y’a presque deux ans, mon manque d’informations précises sur la sépulture de Spinoza m’avait mené à Amsterdam, là où je n’ai même pas pu trouver la maison où il est né (maison qui a disparu, et qui se situait au niveau du « marché aux puces » actuel). À mon retour de ce premier voyage dans cette belle ville où il fait bon vivre, je me suis bien renseigné, et j’ai attendu le moment opportun afin de mener en bonne et due forme le pèlerinage spinoziste que je comptais effectuer avant la soutenance de ma thèse.

La période est celle du Réveillon 2008, et le chemin menant de Paris à Den Haag passe par Aachen, Köln, Antwerpen et Rotterdam. Ce ne sont pas les gloires de Charlemagne ou l’impressionnante cathédrale colonaise, ni même l’éclat des diamants ou les croisements du port et du pont qui vont se mesurer à la puissance de l’humble sépulture située au dos d’une église, et presque ignorée dans son Eden…

Spinoza meurt jeune en 1677, et sa philosophie lui avait valu beaucoup d’ennemis. En plus de la synagogue juive qui l’avait excommunié en 1657, il était considéré impie par les chrétiens (surtout les calvinistes) et était rejeté par les cartésiens. Cet homme libre qui a fréquenté les milieux les plus libéraux, et qui a trouvé autour de lui un cercle d’amis fidèles, est mort dans une presque exclusion. Personne n’a voulu de la sépulture de celui qui est considéré par l’opinion publique comme païen et anti-religieux, et c’est dans le jardin d’une église protestante qu’il a été enseveli, la « Nieuwe Kerk » à Den Haag.

D’aucun pourrait s’étonner que la majorité des habitants de cette belle ville connaissent bien ses centres commerciaux et ses restaurants, mais ignorent l’existence de la sépulture du grand philosophe dans leur ville ; piètre image du vrai de ce monde…

J’étais pressé d’arriver à cette église qui n’était pas difficile à trouver, et ma joie était presque à son paroxysme lorsque j’ai aperçu ce temple protestant dont l’architecture oscille entre celle de la renaissance et du romantisme. Après une très brève halte qui m’a permis de lire à son entrée les inscriptions bibliques en néerlandais, je me précipite à l’arrière du bâtiment, et une puissante émotion ne tarde pas à s’emparer de ma raison et de mes larmes, lorsque la sépulture du grand maître se présente à ma vision.

L’éternité s’est emparée des mes instants, et je me suis trouvé immobile au sein d’un moment qui ne coule qu’en transcendant l’espace et le temps. L’humble sépulture était encore plus belle que ce que j’imaginais, Spinoza était au rendez-vous…

Mon existence était intense durant cette rencontre, qui est loin d’être la première, mais qui est exclusive en ce qu’elle porte de symbolique et d’humain. J’ai dit beaucoup de choses au philosophe, comme s’il était présent devant moi. J’ai causé de Dieu (en qui il existe comme il l’a bien pensé) et de l’homme, de la sagesse et de la politique, des passions et de la béatitude. Et dans un esprit de recueillement presque religieux, j’ai remercié le grand maître d’avoir été mon guide en philosophie, de m’avoir appris à penser, et de m’avoir montré la voie de la puissance de l’Intellect… Si Spinoza est incontournable pour l’histoire de la philosophie, il l’est aussi pour moi d’une manière personnelle. La présence de sa pensée renforce la vocation et la responsabilité du philosophe… et combien notre monde actuel a besoin de philosophes vertueux tel Baruch Spinoza.

Après d’ultimes paroles affectives prononcées à l’écoute de l’éternité de Dieu, je dépose un bouquet de fleur, témoin de ma gratitude, de mon hommage, de mon respect et de ma profonde affection.

Ce pèlerinage philosophique qui contourne légèrement la raison, mais qui participe à la Nature par ses affects, n’est qu’un moment esthétique, qui s’inscrit dans une réflexion vivante qui dépasse tout lieu et tout temps, et qui dépasse même les personnes les plus grandes en rejoignant l’infinité, et en se concrétisant par la tentative de la concrétisation de la béatitude de l’homme dans des cités de paix et de libre pensée. Là est la responsabilité du philosophe, et là est le mérite de Spinoza qui ne cesse d’interpeller et de responsabiliser à ce niveau.

Maître, merci !
Antoine Fleyfel
04.01.2008

Du cadre intellectuel : ma pipe, 05.11.2007

Publié sur le site Fumeur de pipe

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Penser requiert toujours un cadre nécessaire pour l’épanouissement de l’intelligence qui peut difficilement s’échapper des conditions d’existence imposées par la corporéité. Sans en faire une “insoutenable légèreté” ni “une prison de l’âme”, étant à l’aise et se voyant provoquer par un plaisir subtil, le corps réagit parfois des manières les plus surprenantes et les plus fructueuses, au niveau de son muscle le plus complexe qu’est le cerveau.

Tous les philosophes, les théologiens, les penseurs ou les artistes n’ont pas eu la chance d’avoir un cadre idéal de pensée. Que de prisons ont été les témoins de la naissance de puissantes et profondes pensées qui ont parfois façonné l’histoire de l’humanité. Le corps, aidé par une puissante volonté réagit dans ce cas, d’une attitude d’autodéfense se manifestant par une affirmation de soi, signe d’une pulsion de vie refusant la disparition.

Même si j’ai connu des moments d’adversité qui ont poussé ma créativité artistique et poétique à son apogée, j’ai eu l’heur de me trouver des cadres agréables, permettant son épanouissement à ma raison. Et pour souligner la continuité historique de l’élément essentiel de ce cadre, je profitais de mes pauses de travail pour regarder, voire même communiquer avec les trois personnes dont les portraits étaient accrochés au dessus de mon bureau.

Spinoza, mon sage et mon saint : je l’imaginais à la suite de ma lecture de sa biographie, en train de préparer sa pipe et de la fumer, l’après-midi, tout en observant une lutte d’araignées… Bach, mon coup de foudre musical et mon inspirateur : combien ma joie était grande lorsque j’avais appris qu’il fumait la pipe, et qu’il avait même composé la musique d’un poème ayant comme titre “So oft ich meine Tobacks-Pfeife”. Et Bultmann, ce théologien qui m’a tellement fasciné, et qui n’a toujours pas fini de provoquer en moi des tempêtes. Sa photo était là devant moi, pipe à la main.

L’un de mes cadres de travail intellectuel premier était centré autour de la pipe. Il ne s’agissait pas tout simplement de singer les grands de l’histoire, bien que je n’y vois aucun mal, mais davantage, le rituel presque liturgique de la préparation de ma pipe est comme un Introït qui m’initie à un monde où le souffle traverse comme au travers d’un instrument chantant une hymne cosmique, et la fumée s’élève comme de l’encens, odeur délicieuse à la gloire de l’Idée. Toutes les pipes ne se ressemblent pas, et toutes ne correspondent pas à tous les moments. Il y en a pour la pluie et il y en a pour le beau temps. Il y en pour les problèmes difficiles à résoudre, et il y en a pour les lectures ayant la détente comme but. Et encore, le jeu ne se complète que par un choix adéquat de tabac. Un jour ensoleillé tolère difficilement un tabac rude, et un jour d’été nécessite quelques arômes fruités pour décorer l’Arbre de vie. Alors que les moments de froid et de tempêtes (idéaux pour la pensée) imposent un tabac sur, amer et puissant, comme les passions de ceux qui ne traversent l’histoire qu’en la changeant.

Si cette pipe est l’instrument du chant cosmique, son rythme danse sur les pas de la musique dite classique. Celle-ci est de même tributaire du sujet à aborder. Un écriture poétique s’enfante volontiers par un piano jouant les Etudes de Chopin, alors qu’un sobre texte philosophique prend bien vie en étant pénétré par les “Picture at an exhibition” de Mussorgsy. De même qu’en théologie, rien de tel que les “Passions” de Bach ou le “Requiem” de Mozart pour marier la mélodie avec la fumée.

Les problèmes les moins ardus seront traités durant la journée. Et si la lumière est de la vie créant, c’est la nuit que les sujets qui nécessitent un enfantement devraient être abordés. La nuit de l’esprit n’est qu’un moment de délicieuse attente qui prépare la venue de la contemplation. Cette nuit intellectuelle se décore volontiers par des bougies, élégantes et bien disposées dans un salle qui, à la mesure du possible, reflète une architecture parfaire frôlant la perfection des idées.

Et à l’ivresse de la Vérité rationnelle recherchée, s’ajoute la touche d’un bon alcool, arrosant le muscle à tendance bien vicieuse, porte parole et organe de communication. Rien de tel qu’un bon armagnac, sec et fort, qui vieilli dans les fût de chênes, préfigure la maturation des idées et leur aboutissement au bout de longues années de labeur.

En bref, un pipe, un morceau de musique classique, une ambiance chaleureuse par sa sobriété et un livre d’idées arrosé par l’alcool, rien de tel pour s’oublier dans le monde de la pensée, là où l’absolu prend une forme intellectuelle et s’incarne dans la Pensée. Là où le chemin vers l’éternité est l’un des plus puissants possibles, buttant vers une connaissance du tout, qui découle sur un interminable travail sur soi.

Antoine Fleyfel
05.11.2007

05.11.2007

Réflexion missionnaire autour du texte de l’Annonciation à Marie, Lc 1, 26-38. Homélie prononcée à la veillée de prière de Noël des jeunes à Notre Dame du Liban à Paris. 09.12.2006

1 26 Le sixième mois, Dieu envoya l’ange Gabriel dans une ville de Galilée, Nazareth, 27 chez une jeune fille fiancée à un homme appelé Joseph. Celui-ci était un descendant du roi David ; le nom de la jeune fille était Marie. 28 L’ange entra chez elle et lui dit : « Réjouis-toi ! Le Seigneur t’a accordé une grande faveur, il est avec toi. » 29 Marie fut très troublée par ces mots ; elle se demandait ce que pouvait signifier cette salutation. 30 L’ange lui dit alors : « N’aie pas peur, Marie, car tu as la faveur de Dieu. 31 Bientôt tu seras enceinte, puis tu mettras au monde un fils que tu nommeras Jésus. 32 Il sera grand et on l’appellera le Fils du Dieu très-haut. Le Seigneur Dieu fera de lui un roi, comme le fut David son ancêtre, 33 et il régnera pour toujours sur le peuple d’Israël, son règne n’aura point de fin . » 34 Marie dit à l’ange : « Comment cela sera-t-il possible, puisque je suis vierge ? » 35 L’ange lui répondit : « Le Saint-Esprit viendra sur toi et la puissance du Dieu très-haut te couvrira comme d’une ombre. C’est pourquoi on appellera saint et Fils de Dieu l’enfant qui doit naître. 36 Élisabeth ta parente attend elle-même un fils, malgré son âge ; elle qu’on disait stérile en est maintenant à son sixième mois. 37 Car rien n’est impossible à Dieu . » 38 Alors Marie dit : « Je suis la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi comme tu l’as dit. » Et l’ange la quitta (Luc 1, 26-38).

Le thème de la mission apparaît dès le début du texte mentionnant l’ange Gabriel qui est envoyé par Dieu. Cet envoi n’est pas aléatoire et il ne s’effectue pas dans des conditions normales : l’ange est un messager du Très Haut, du Saint par excellence, et il descend très bas. Effectivement, du temps de Jésus, la région de Galilée n’est pas une région comme les autres. Elle est au contraire méprisée par les juifs de la Judée, pour plusieurs raisons, et notamment pour le mélange qui y existe, le mélange des peuples, des ethnies, les brassages ; elle est la « Galilée des peuples ». Même l’accent des gens qui y vivaient était différent, et c’est d’ailleurs pour cette raison que les habitants de Jérusalem ont reconnu Jésus lors de sa venue avec ses disciples à la ville sainte. L’évangile de Jean souligne bien ce que les juifs pensaient de cette région et de ceux qui l’habitent : « De Nazareth, lui répondit Nathanaël, peut-il sortir quelques chose de bon ? » (Jn 1, 46). Dieu envoie son missionnaire l’ange, qui est lui-même selon la pensée de l’Ancien Testament, et il intervient dans un lieu méprisé. Dieu ne vient pas vers les grands de ce monde, mais il intervient auprès des méprisés, de ceux qui sont au plus bas de la société. Cette intervention n’est pas un hasard, et c’est à partir de ce qui est méprisé que Dieu va effectuer son action dans l’histoire.

Le paradoxe de l’intervention de Dieu s’accentue par l’Annonce qu’il va faire à une vierge. Il est vrai que pour des raisons diverses (historiques, dogmatiques, polémiques, etc.), on insiste bien sur l’aspect physiologique de la virginité de Marie, ce qui nous fait parfois oublier le sens que donne l’Ancien Testament à la virginité. Dans l’alliance vétérotestamentaire, la virginité veut dire quelque chose de tout à fait nouveau, un nouveau début, une nouvelle relation, une terre nouvelle… La visite de l’ange est bien ciblée : dans un milieu méprisé, d’où les espérances messianiques n’avaient rien à attendre, il est envoyé vers une vierge, occasion d’un nouveau début. L’intervention de Dieu est inouïe, même de ce qui est méprisé, il peut effectuer un commencement nouveau. Ce commencement nouveau nécessite toutefois la collaboration de l’homme et son consentement ; mais Dieu reste celui qui vient en premier, celui qui prend l’initiative. Et quand il vient, il vient là où on ne l’attend pas, et c’est de là où l’on ne s’attend à rien qu’il crée un nouveau début, comme si ce qui est méprisé par les gens ne compte pas pour lui. Ce paradoxe de l’histoire du Verbe incarné avec les hommes couvre toute sa vie dans la chair, de l’Incarnation à la crucifixion : la gloire de Dieu et sa puissance se manifestent par ce qui est rejeté et méprisé par les hommes. Son agir dépasse la logique des gens, et c’est là où l’on s’attend le moins à sa présence, à son action et à son intervention qu’il intervient et qu’il transforme le mépris en commencement nouveau, la faiblesse en force et la mort en vie.

L’ange « entre » chez Marie. Ce terme nous laisse comprendre une situation tout à fait normale. Il n’apparaît pas à elle d’une manière surnaturelle ou surprenante. Il n’arrive pas par la fenêtre en volant. Il rentre tous simplement, comme on rentre à la maison chez soi, comme s’il y avait une certaine familiarité avec Marie. Il n’est pas à l’écart, elle n’est pas une personne étrangère à Dieu. Dieu entre tout simplement chez Marie parce qu’il connaît Marie. Cette vierge a une relation personnelle avec Dieu. Un argument de plus pour montrer que même quand Dieu effectue un commencement nouveau, il l’effectue avec le consentement de l’homme, de l’homme disponible à lui. Marie est une femme disponible à Dieu, quand il « entre » chez elle, il intervient auprès d’une personne qu’il connaît, une personne dont la vie est tournée vers lui. L’indice que nous donne Luc de cette familiarité entre Marie et Dieu se résume par son attitude envers cette visite de l’ange. Quand il entre dans sa demeure, elle n’est pas étonnée. Son bouleversement ne prend place que lorsque l’ange lui adresse une salutation d’une portée très particulière « Salut, comblée de grâce ». Marie est une lectrice de l’Écriture, elle sait bien que cette salutation n’est pas une salutation comme les autres. Donc, ce n’est pas l’entrée de l’ange chez Marie qui la bouleverse, mais ce qu’il lui dit, cette salutation qui introduit le message divin qu’il doit lui délivrer. À la différence d’avec Marie, quand l’ange est apparu à Zacharie, celui-ci fut troublé et pris de crainte, alors que l’attitude de la vierge montre que Dieu est tellement présent dans sa vie, et que son existence est tellement tournée vers lui, que même la venue de l’ange ne l’étonne pas. Mais même pour le croyant qui vit de Dieu, Dieu surprend. Même Marie est surprise par Dieu. Celui-ci nous étonne toujours, et nous appelle à aller au-delà de nos limites, au-delà de ce que nous croyons être notre destinée. Même dans la vie du croyant, celui qui s’attend à ce que Dieu vienne, celui qui n’est pas étonné qu’un ange entre dans sa demeure, Dieu bouleverse. Il dépasse toujours les attentes de l’homme, son intervention est radicale, et son début nouveau puissant. La vie du croyant n’est jamais accomplie, la compréhension de Dieu n’est jamais achevée. La vie avec Dieu est une vie toujours à faire, puisqu’elle est toujours nouvelle. Dieu est le Dieu qui vient, et qui vient continuellement. Il ne vient pas une fois pour toute, mais il rejoint le présent de l’homme. Dieu qui vient dans la vie de Marie la bouleverse parce que ce qu’il lui dit dépasse sa manière de comprendre sa vie avec Dieu ; ainsi en est-il de la manière dont Dieu vient dans la vie de chaque croyant. Celui-ci pourrait se croire en sécurité de par sa vision de Dieu, il croit qu’il fait bien en connaissant les Écritures, ou en étant fidèle aux prescriptions de la religion. Mais Dieu bouleverse, parce qu’il demande plus que ça, il s’adresse à l’homme d’une manière toujours nouvelle, une manière à laquelle l’homme ne s’attend pas. La foi du croyant n’est jamais accomplie, elle est continuellement à faire, puisque Dieu dépasse par son agir l’agir de l’homme, et l’emmène toujours vers une authenticité de foi nouvelle.

Ce « surprendre » de Dieu dans la vie du croyant se poursuit dans le texte de l’Annonciation à travers le projet que propose l’ange à Marie : elle concevra un fils sans connaître d’homme. Non seulement le projet de Dieu arrive là où l’homme ne l’attend pas, où l’homme ne le pense pas, mais il dépasse même la raison du croyant et ses capacités. Il relève du domaine de l’impossible pour l’humain. Dieu est par ceci celui qui intervient par excellence d’une manière inattendue, et ce à quoi il pousse l’homme dépasse les normes de l’homme même. Dieu casse les limites humaines, il les dépasse. L’impossible devient possible pour lui.

Loin d’être une œuvre superbe de magie, le possible de Dieu est un possible salvifique. Dieu intervient dans une région méprisée, il instaure un début nouveau, il arrive là où les hommes ne l’attendent pas, précisément pour donner le salut aux hommes. L’intervention de Dieu est salvifique, et le croyant qui répond à l’appel de Dieu et se rend disponible contribue au salut : « Dieu qui a créé l’homme sans son consentement, ne peut sauver l’homme sans son consentement ». Ce consentement de l’homme n’est pas seulement un consentement personnel, et n’est surtout pas un consentement passif. Le consentement de l’homme est aussi une participation à l’œuvre du salut de Dieu. Dieu sauve, mais l’homme se rend aussi disponible à l’œuvre de salut. Marie a été appelée à répondre à l’invitation de Dieu, et sa réponse n’a pas été une réponse qui l’implique à elle seule, d’une manière personnelle, mais une réponse qui a été l’occasion du salut pour une multitude. Le croyant qui répond à l’appel de Dieu, à cet appel qui dépasse son possible, et qui intervient parfois là où il ne l’attend pas, ne le sauve pas à lui seul, mais fait de lui l’occasion de salut des autres, de ceux à qui il a à être l’occasion de la transmission du message de Dieu. La figure de Marie est une figure qui interpelle le croyant. Il a à être Marie, il a à contribuer au don de Dieu au monde. L’impossible qui se réalise en Marie la dépasse, et donne le Verbe au monde. L’impossible de Dieu qui se réalise par le croyant donne aussi Dieu au monde, il donne le salut. Chaque croyant a à assumer dans sa vie de foi cette figure de Marie qui donne le salut, il a cette responsabilité de transmettre Dieu, de donner le Verbe, par confession et par action. Face au découragement lié à la difficulté de la tâche que Dieu donne au croyant, la figure de Marie est là pour montrer que tout est possible pour Dieu, et que l’homme peut dépasser ses limites, et par la force de Dieu, transmettre le salut aux autres. Le salut n’est jamais seulement personnel, il est toujours tourné vers les autres. Le salut ne se réalise pas pleinement s’il reste emprisonné dans les limites de celui qui le reçoit, c’est seulement par son partage qui le multiplie et l’amplifie, qu’il se réalise pleinement.

« Je ne connais point d’homme » montre bien l’étonnement de l’homme vis-à-vis de ce que Dieu lui demande. L’homme se demande comment pouvoir s’inscrire dans ce projet de Dieu tout en sachant que ce projet dépasse ses capacités. Et Dieu de répondre que c’est par lui que l’homme se dépasse, puisqu’il est le créateur, l’Esprit Saint, le puissant. Dieu crée continuellement, et sa création n’est pas à comprendre comme une action ponctuelle, mais comme une action continuelle. Dieu nous crée continuellement, c’est-à-dire qu’il nous donne la vie continuellement. Il est toujours présent par la force de son Esprit, et c’est cette force même, toujours présente par laquelle nous pouvons dépasser les limites de notre incapacité d’inscrire nos vies en lui, et de nous livrer à son action en nous, action qui n’écrase nullement notre volonté et notre personne, mais qui la pousse à sa réalisation plénière à la lumière de Dieu. L’homme ne peut certes pas réaliser ce qui le dépasse, mais par Dieu, il peut répondre à l’appel de Dieu, car Dieu devient la force, la puissance et la dynamique qui lui permettent de réaliser ce qu’il croit être irréalisable. Dans une perspective de salut, si tout est possible pour Dieu, rien n’est possible sans lui.

La foi de Marie n’est pas une foi naïve, cette foi qui ne pose pas des questions et qui se soumet à Dieu d’une manière fidéiste. Marie veut comprendre : si Dieu est capable d’opérer des merveilles dans ma vie, quelle en est la preuve. Dieu répond à Marie, et lui donne un signe, comme il a d’ailleurs l’habitude de le faire dans sa création, et surtout dans son histoire de salut. Dieu répond à Marie, il lui donne le signe d’Élizabeth sa parente. En elle Dieu a opéré l’impossible. Et cet impossible va aussi être un projet de salut, puisque le baptiste s’est par sa vie inscrit dans le plan du salut de Dieu. Marie va chez sa cousine Elizabeth pour s’assurer du message, pour voir les merveilles que Dieu opère. Dieu n’arrête pas de donner des signes à ceux qu’il appelle, et ces signes sont les saints, les témoins de l’amour de Dieu. Toute personne atteinte par l’appel de Dieu a le droit de se poser des questions, de vouloir vérifier. Et il n’est pas du tout difficile de voir et vérifier chez des hommes et des femmes qui ont vécu et qui vivent encore l’action de Dieu. Une mère Térésa est un signe de cette action de Dieu, une confirmation de son action dans l’histoire, une Maximilien Kolbe ou une Thérèse de Lisieux. Ces hommes et femmes qui ont vécu durant notre époque, et qui ont effectué un témoignage à travers leurs vies diverses, dans la grandeur et dans la simplicité, dans le silence et dans la louange éternelle de Dieu. Dieu appelle et donne des signes. À bon entendeur de lire avec sagesse les signes des temps, et de réaliser dans sa vie, à travers le bruit du monde, sa vocation de chrétien, de Marie, c’est-à-dire, de porteur du Christ au monde. Ce faisant, il n’hésitera pas, à être lui-même signe, afin que par son exemple, d’autres soient édifiés, et afin qu’il contribue à l’édification du Royaume de Dieu, que Dieu ne veut réaliser qu’avec l’homme, qu’avec son consentement et son acte libre d’adhérer à la vérité divine.

Et c’est à la lumière de tout cela, qu’il nous est possible de comprendre, dans une perspective missionnaire, les paroles de Marie « qu’il m’advienne selon ta parole ». Dieu qui intervient, et qui effectue l’impossible dans la vie de Marie lui confie une mission, il l’envoie au monde, afin de lui donner la Parole. Marie qui vit de Dieu, Marie qui se pose des questions, Marie qui a confiance en Dieu, s’inscrit librement dans le projet de Dieu, ce projet qui la dépasse et l’élève en même temps. Ainsi en est-il du croyant qui est appelé, ce croyant qui cherche Dieu de tout son cœur. Dieu par sa Parole et par l’Église l’envoie. Il l’envoie au monde pour donner le Christ, c’est-à-dire le prêcher et témoigner de lui à travers ses actions. Le croyant est appelé à répondre à cet appel de Dieu, non sans se poser des questions, mais dans une confiance filiale, sage et disponible à cet impossible que Dieu rend possible dans la vie de l’homme.

Même si c’est Dieu qui donne le salut et le réalise, le Royaume est aussi la responsabilité de l’homme, celui qui est envoyé dans notre monde d’aujourd’hui qui ne comprend pas que le vide fondamental qu’il ressent est lié immédiatement à son rejet du Dieu amour, le Père de Jésus Christ.

Antoine Fleyfel

Homélie prononcée à la veillée de prière de Noël

des jeunes à Notre Dame du Liban à Paris le 09.12.2006