Les chrétiens d’Orient contribuent au dialogue des sociétés arabes
À l’occasion de l’exposition « Chrétiens d’Orient. Deux mille ans d’histoire » organisée par l’Institut du monde arabe, « La Croix » publie deux semaines d’enquête et d’analyse sur ces communautés. Le théologien et philosophe franco-libanais, Antoine Fleyfel, professeur à l’Université catholique de Lille et responsable des relations académiques à l’œuvre d’Orient, souligne leur importance pour la diversité du monde arabe et met en garde contre la tentation du repli.
La Croix : Qu’ont apporté les chrétiens au Moyen-Orient, y compris depuis qu’il est devenu arabe ?
Antoine Fleyfel : Répondre à cette question implique de remonter dans l’histoire de la région. Elle a été chrétienne – c’est au Moyen-Orient qu’est né et s’est d’abord répandu le christianisme – puis musulmane. Pour des raisons parfois idéologiques, on met en avant la grandeur de l’empire abbasside sur le plan des sciences (la médecine, l’astronomie) et des arts, mais en oubliant qu’il la doit aussi aux chrétiens syriaques, coptes, assyriens ou melkites qui vivaient là et que les califes ont eu l’intelligence de mettre à contribution : la fameuse Beit Al-Hikma (« Maison de la sagesse »), dans la Bagdad des Xe-XIe siècles, en témoigne.
Plus récemment, les chrétiens ont été les fers de lance du mouvement politique et culturel de la Nahda (« renaissance ») qui a traversé le monde arabe au XIXe siècle : ils lui ont apporté leurs réflexions sur les droits de l’homme, la citoyenneté ou la laïcité. Au siècle dernier, en Égypte, au Liban ou en Syrie, ils ont milité, aux côtés des musulmans, dans la lutte contre l’occupant turc au nom de cette « identité arabe » qu’ils ont inventée, et puis pour l’indépendance de leurs pays. Dans la création du royaume de Jordanie, dans la défense de la Palestine, on ne peut omettre non plus la participation des chrétiens.
Comment mesurer cet apport ?
A. F. : Il apparaît de plus en plus, dans cette longue histoire du Moyen-Orient, que les phases de grandeur étaient celles de l’ouverture à la diversité, quand le repli et le renfermement entraînaient au contraire l’appauvrissement civilisationnel. Quel héritage ont laissé les Mamelouks, dynastie qui a régné en Égypte et en Syrie du XIIIe au XVIe siècle et qui a beaucoup persécuté les chrétiens mais aussi d’autres minorités ? Bien peu de chose.
Le Moyen-Orient perdrait beaucoup si l’hémorragie de ses chrétiens devait se poursuivre : un monde arabe résumé à sa seule composante musulmane serait privé de cette richesse culturelle, sociale, politique, économique aussi, qu’il tire de sa diversité. Le départ des chrétiens accentuerait aussi les polarisations entre courants de l’islam…
Le monde arabe a-t-il conscience de ce qu’il a perdu avec le départ des juifs au XXe siècle ?
A. F. : Très peu osent le dire, en tout cas. La haine d’Israël, cultivée dans le monde arabe depuis 1948, a conduit à assimiler les juifs à Israël : déplorer le départ des juifs serait immanquablement compris comme une forme de complaisance avec cet État. Mais bien entendu, la perte a été importante : jusqu’en 1948 par exemple, le tiers de Bagdad était juif ! Les pays arabes – l’Égypte et l’Irak notamment – n’ont pas eu l’intelligence d’agir pour les garder, mais l’État juif en fut aussi responsable, encourageant l’immigration sur son territoire.
Dans le difficile contexte actuel, les chrétiens peuvent-ils encore apporter une contribution positive aux sociétés dans lesquelles ils vivent ?
A. F. : Leur participation est mise à mal depuis quelques décennies, et plus encore depuis l’apparition des mouvements djihadistes comme Al-Qaida et Daech. À cause de la situation de la région, de la violence qui y sévit, du fondamentalisme religieux, on observe, chez les chrétiens aussi, une tendance au repli sur le plan moral, religieux, culturel, dans la relation à l’autre aussi.
Certains chrétiens s’enferment par exemple dans une expression un peu bigote et superstitieuse de leur foi. L’écrasante majorité des thèses en théologie, aujourd’hui, porte sur l’histoire de chaque Église, les grands saints des siècles passés : on ne peut s’en tenir là ! Il y a un manque du côté de l’œcuménisme, de la théologie systématique, de l’islamologie – comment imaginer un avenir pour ces Églises sans un dialogue avec l’islam ? –, de l’ecclésiologie – certaines Églises sont encore gouvernées comme des tribus, par des prêtres et des évêques roulant dans de belles voitures –, ou encore dans le rapport aux sciences et en particulier à l’histoire. D’une certaine manière, et comme les musulmans, les chrétiens d’Orient continuent à vivre dans un monde « enchanté » au sens où les explications religieuses et magiques prennent le pas sur l’étude scientifique. Dans ces conditions, il est difficile d’avancer…
Et pourtant, leurs œuvres, notamment éducatives, restent toujours aussi appréciées ?
A. F. : Oui, bien sûr, et y compris par les musulmans ! Les chrétiens sont également reconnus pour leurs hôpitaux, l’aide qu’ils apportent aux plus démunis, leur poids économique aussi : ils sont très présents dans le commerce et le secteur libéral en général. Il ne faudrait pas oublier non plus leur production littéraire et intellectuelle, soutenue par des maisons d’édition, des revues et des médias, et plus généralement leur contribution au dialogue entre toutes les composantes des sociétés arabes. En Irak, seuls les chrétiens peuvent rassembler arabes et kurdes, sunnites et chiites.
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Qu’est-ce qu’un « chrétien d’Orient » ?
L’expression est discutée. Le terme suppose que l’on se place d’un point de vue latin – à Rome, par exemple – et que l’on observe les chrétiens vivant plus à l’est : au Proche-Orient, puis dans l’est et au sud de l’Europe. Or le christianisme est né au Proche-Orient et s’est ensuite répandu en Europe puis dans le monde.
Dans l’opinion, les chrétiens d’Orient désignent souvent les chrétiens du Proche-Orient arabe (ou « chrétiens arabes ») : ceux qui vivent au Liban, en Syrie, en Irak, en Palestine, en Israël, en Jordanie, en Égypte. S’y ajoutent en réalité ceux d’Arménie, d’Éthiopie, d’Érythrée, d’Inde ou d’Iran.
Plus rigoureusement, les chrétiens d’Orient désignent les fidèles des Églises chrétiennes d’origine orientale (orthodoxes ou catholiques), par opposition aux fidèles de l’Église latine, parfois implantée elle aussi dans ces pays.
Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner
Journal La Croix
02.10.2017
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