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Un siècle éprouvant pour les chrétiens d’Orient, 1916-2016, in EGMIL, juillet-août 2016.

Article paru dans le mensuel d’information du diocèse aux armées, EGMIL, juillet-août 2016, p. 14-17.

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Il y a exactement un siècle, des communautés chrétiennes en Orient subissaient de terribles massacres desquels on se rappelle aujourd’hui avec beaucoup d’inquiétude, eu égard à des situations alarmantes que vivent les chrétiens d’Orient, surtout en Irak et en Syrie. Cette brève intervention voudrait répondre succinctement à trois questions : que s’était-il passé ? Comment les chrétiens d’Orient perçoivent-ils ce passé à la lumière du contexte actuel ? Quelles leçons tirer de l’histoire ?

1-      Génocides et famine

En évoquant le terrible génocide arménien, l’on oublie en général deux autres événements macabres qui ont eu lieu durant la même période, à savoir le génocide assyro-chaldéen et la famine du Mont-Liban. Ces trois crimes avaient comme instigateur principal l’Empire ottoman, gouverné par les Jeunes-Turcs. Bien des communautés chrétiennes du Proche-Orient en furent profondément traumatisées, et pour certaines, les massacres furent d’une telle ampleur qu’ils affectèrent durablement et profondément leur présence et leur avenir. Nombre de spécialistes évoquent la présence de presque 20 % de chrétiens au Proche-Orient au début du XXe siècle, vivant principalement sur le territoire ottoman. Aujourd’hui, nonobstant les difficultés d’estimations, l’on parle de quelque 4 % de chrétiens. L’essentiel de cette réduction démographique en un siècle prend source dans ce qui s’était passé durant les années sombres de la Première Guerre mondiale et qui eut comme conséquence la disparition d’un grand nombre de chrétiens de bien des régions qu’ils habitaient depuis les premiers siècles du christianisme. Cette disparition eut indubitablement de fâcheuses conséquences culturelles, anthropologiques et politiques, notamment parce qu’elle affecta durablement la pluralité – source d’une considérable richesse – dans des sociétés orientales d’alors. Rappelons brièvement ces trois crimes historiques :

a-      Le génocide arménien. Il fut perpétré d’avril 1915 à juillet 1916, et coûta la vie à un million et demi d’Arméniens ottomans, soit les deux tiers de la population de l’empire. À cela il faut ajouter plus de 150 000 conversions forcées à l’islam, sans parler des enfants enlevés et élevés dans des familles musulmanes. Le gouvernement des Jeunes-Turcs, responsable de ce premier génocide du XXe siècle, planifia, en s’appuyant sur les Kurdes, une extermination systématique dont l’horreur et la cruauté dépassèrent toute imagination. Bien des raisons poussèrent les Jeunes-Turcs à perpétrer ce génocide, comme l’éveil des nationalismes (peur que les Arméniens voulussent leur indépendance), la « Questions d’Orient » (volonté des grandes puissances de se partager l’Homme malade), la peur de perdre le territoire de l’Arménie, stratégique pour l’empire, les relations avec la Russie et la politique panturque centrée sur l’identité turco-sunnite.

b-     Le génocide assyro-chaldéen. Connu de même sous le nom de Sayfo (épée), coûta la vie à plus de 250 000 assyro-chaldéens et syriaques (certaines estimations récentes revoient ce chiffre largement à la hausse), ce qui représente une grande partie de la population de l’époque. Le génocide arménien ayant occupé le devant de la scène pendant longtemps, on tarda à parler du génocide des assyro-chaldéens. Néanmoins, ces derniers subirent les mêmes atrocités que les Arméniens, et furent d’ailleurs confondus par leur bourreaux qui ne faisaient parfois pas la différence entre l’une et l’autre communauté chrétienne. Ce sont en général les mêmes raisons ayant poussé au génocide arménien qui poussèrent les Ottomans aux massacres des assyro-chaldéens, peuple à forte tendance indépendantiste, plus affirmée que les Arméniens.

c-      La famine du Mont-Liban (1915-1918). Principalement maronite, il subit un long blocus de la part des Ottomans, qui coûta la vie à 150 000 de ses habitants, c’est-à-dire 40 % de la population d’alors (des estimations évoquent même la mort de la moitié de la population). Parmi les causes de cette famine, il faut relever des facteurs stratégiques (blocus maritime empêchant l’arrivée de denrées venant de l’Égypte et réquisition de denrées par les autorités ottomanes et allemandes par la suite), économiques (crise monétaire provoquée par l’empire pour affaiblir l’économie libanaise) et naturels (invasions de sauterelles ravageant les récoltes). Néanmoins, l’identité chrétienne des habitants du Mont-Liban (qui avait subi de terribles massacres en 1860) ainsi que leur tendance à l’autonomie (partiellement acquise grâce au régime autonome établi en vertu d’accords entre les Ottomans et les grandes puissances) constituèrent des raisons majeures du blocus. Enver-Pacha, le ministre de la guerre aurait déclaré : « L’Empire ottoman ne retrouvera liberté et honneur que lorsqu’il aura été débarrassé des Arméniens et des Libanais. Nous avons supprimé les Arméniens par le fer, nous supprimerons les Libanais par la faim. »

2-      Perceptions actuelles de ces événements

Depuis un siècle, la perception de ces événements varia. Lors de périodes relativement calmes, et lorsque les chrétiens faisaient moins face à des situations compliquées, l’écho de ces crimes était moins imposant, tout en sachant qu’ils ne demeurèrent pas dans les mémoires d’une manière semblable. Ainsi, si la mémoire du génocide arménien fut toujours présente, grâce à plusieurs facteurs dont les Arméniens eux-mêmes qui agirent pour que le monde n’oubliât pas, il n’en fut pas de même pour le génocide assyro-chaldéen, puisqu’il fallut plusieurs décennies avant que des spécialistes et membres de la communauté exhumassent les informations permettant de montrer au monde l’ampleur des massacres subis. Quant à la famine du Mont-Liban, bien qu’elle soit évoquée dans les livres scolaires dans le Pays du Cèdre, elle est quasi absente de la mémoire chrétienne collective, en raison de plusieurs facteurs, dont le fait que les maronites réussirent à créer le Liban et qu’ils furent occupés par d’autres événements politiques majeurs, dont la guerre du Liban.

Mais actuellement, les déportations des chrétiens de certains endroits en Irak et en Syrie, les vexations qu’ils subissent, les massacres parfois, l’exil, la destruction de leurs églises et bien d’autres injustices les poussent à se rappeler des trois événements vieux d’un siècle, et à faire des comparaisons qu’ils considèrent opportunes. Résumons en trois points les éléments qui alarment le plus les chrétiens d’Orient.

a-      L’appel au jihad. Les Jeunes-Turcs étaient des nationalistes qui utilisèrent la religion pour leurs fins de pouvoir. Ainsi, pour justifier religieusement leurs massacres des chrétiens, ils appelèrent au jihad. Aujourd’hui, l’appel au jihad des différentes organisations terroristes rappelle aux chrétiens la fragilité de leur présence dans certaines régions de l’Orient en proie au fanatisme religieux et à l’instrumentalisation de la religion. Cela crée de même un certain rejet de l’islam.

b-     L’intervention turque. Les chrétiens gardent en tête « l’occupation » ottomane de leurs pays et le sinistre chant du cygne de l’empire. Aujourd’hui, en raison de l’islam politique du pouvoir turc, de l’islamisation de plus en plus importante de la Turquie et de supposés appuis apportés par ce pays aux jihadistes, un nombre important de chrétiens d’Orient expriment une répugnance vis-à-vis de la Turquie et l’accusent de complicité avec les terroristes qui nuisent aux chrétiens. Cependant, l’islam politique turc n’est pas l’unique source de malaise, loin de là. Sur ce plan, force est de mentionner la perception négative qu’on les chrétiens d’Orient du wahhabisme saoudien, et jadis, de la gouvernance de l’Égypte par les Frères musulmans.

c-      La position des grandes puissances. Les communautés arméniennes et assyro-chaldéenne eurent beaucoup d’attentes sur le plan de l’aide qu’ils espéraient obtenir des grandes puissances, notamment celles considérées comme chrétiennes : la France, la Russie et la Grande-Bretagne. Promesses de protection et de création de foyers nationaux ne manquaient pas. Mais ni les massacres furent évités, et ni les promesses remplies (les assyro-chaldéens à qui était promis un État n’obtinrent rien, et le peu qu’obtinrent les Arméniens souffrit très vite du joug soviétique). Les Libanais furent les seuls à obtenir un État indépendant, mais les maronites considèrent depuis les années 1990 que la France les laissa tomber pour s’allier au sunnisme politique. Ces derniers temps, il existait toujours dans la conscience chrétienne orientale des espérances d’un appui politique occidental pour les aider à rester sur leurs terres ancestrales. Mais toutes ces attentes furent déçues, de l’intervention américaine (une puissance chrétienne) en Irak, à l’inaction face à l’occupation de la plaine de Ninive et de Qaraqosh. De plus, les chrétiens d’Orient voient en général d’un mauvais œil l’alliance des Occidentaux avec l’Arabie Saoudite, pays professant un « islam rétrograde », le « wahhabisme », perçu par les chrétiens comme l’un des fondements idéologiques d’Al-Qaïda et de Daech. Bref, en dehors de la diplomatie vaticane, et en dépit de quelques déclarations officielles et de certaines actions très limitées, les chrétiens d’Orient considèrent que l’Occident, traditionnellement chrétien, les a délaissés, un peu comme il le fit il y a un siècle.

3-      Les leçons à tirer de l’histoire

Depuis la création des États proche-orientaux suite aux accords de Sykes-Picot, et dans le but d’éviter d’être perçus par les musulmans comme une minorité ayant son particularisme et ses relations privilégiées avec une grande puissance protectrice, les chrétiens d’Orient s’engagèrent pleinement dans leur pays, dans la mesure du possible, à bien des égards. La citoyenneté fut l’un de leur combat majeurs, et les causes des Arabes étaient les leurs, et à leur tête, la cause palestinienne. Ils voulaient par tout cela éviter de se distinguer de la majorité, sinon par la richesse de leur apport culturel et religieux, et faire un avec leurs concitoyens musulmans, dans le but de la création d’un monde arabe pluriel et citoyen.

Néanmoins, la situation actuelle les met dans l’embarras quant aux leçons à tirer du passé, car lorsqu’ils se distinguèrent en se mettant sous la protection des grandes puissances, ils le payèrent très cher, et lorsqu’ils s’engagèrent pleinement dans les contextes de leurs États, ils durent faire face, depuis quelques temps et dans certains contexte, à l’islam politique dans ses versions violentes et non violentes. La version violente signifiant leur départ, et la version non-violente signifiant leur relégation à un statut de citoyenneté de seconde zone.

Ainsi, de ce passé qui, comme le présent, instrumentalise la religion et révèle un Orient, scène de tous les intérêts économiques et géopolitiques, il incombe de tirer au moins trois leçons :

a-      Face à l’instrumentalisation politique de l’islam et à la perversité de l’islam politique dans ses différentes formes, le dialogue est le chemin royal permettant de connaître l’autre, d’éviter la radicalisation et de chercher les voies d’un vivre ensemble dont la citoyenneté et la Charte des droits de l’homme sont la réalisation la plus noble.

b-     Les intérêts des puissances, leurs actions ou leurs inactions eurent parfois de fâcheuses conséquences sur les minorités en Orient, dont les chrétiens. Il incombe aux grandes puissances d’agir au plus vite, sur divers plans, afin que les crimes qui eurent lieu, depuis un siècle et jusqu’à aujourd’hui, ne se répètent plus. Des événements à l’échelle de certaines communautés en Irak et en Syrie sont de mauvais augures sur ce plan. La situation des chrétiens au nord de l’Irak est catastrophique, et ceux-ci ne doivent souffrir leur exil dans les bourgs du Kurdistan irakien. Il faut les aider à rentrer chez eux, dans la plaine de Ninive, au risque de les trouver, dans un avenir peut-être proche, emprunter un chemin de non-retour vers l’Occident.

c-      Les États tenants de l’islam politique ont des alliances avec les grandes puissances occidentales. Faire confiance en la capacité de ces États de gérer la diversité et la citoyenneté chez eux ou dans la région ne fut pas toujours de bon aloi. Il serait fortement souhaitable que les puissances occidentales infléchissent certains de leurs alliés en Orient vers une certaine pratique de la démocratie telle que vécue dans les pays occidentaux. Celle-ci suppose une vision du monde où la diversité et le droit à la différence relèvent des droits fondamentaux et des facteurs majeurs de l’enrichissement d’une société.

Conclusion

L’histoire est loquace, et dans certains cas, elle joue un rôle majeur d’avertissement. Aujourd’hui, un siècle après 1916, beaucoup de sang innocent coule dans un Orient, immolé sur l’autel des intérêts politiques et de l’instrumentalisation de la religion. La destruction, comme la haine, n’est pas une fatalité. Il n’est toujours pas trop tard pour tirer des leçons du passé et agir pour bâtir un avenir meilleur, non seulement pour les chrétiens d’Orient, mais pour tout homme arabe.

Antoine Fleyfel

Juillet 2016

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