Article paru dans le bulletin 277 de Solidarité-Orient (Belgique), janvier-mars 2016
Le 23 décembre 2015, le Liban perdit l’une de ses grandes figures. Le père Grégoire Haddad, ancien archevêque grec melkite catholique de Beyrouth, né en 1924, rejoignit la maison du Père. Celui qu’on appelait « l’évêque rouge » en raison de son engagement pour les pauvres, de ses positionnements politiques et de sa militance novatrice pour la laïcité au Liban, était un personnage très controversé dans les années 1970.
Pour d’aucuns hérétique, notamment en raison de ses positionnements théologiques dans la revue Afak, il fut considéré par d’autres comme porteur d’un projet de renouveau et de libération, pour les Églises, pour les religions, pour la société, pour la patrie, mais surtout pour « tout homme, tout l’homme », comme il se plaisait à répéter. Théologien, plus par nécessité que par carrière, il livra quelques écrits d’une audace particulière dans le contexte du Liban des années 1970. Ses réflexions révélant une éthique d’amour chrétienne et humaniste appelaient à une double libération, celle du Christ et celle de l’homme. Le Christ devrait être libéré des dévotions, théologies et spiritualités qui aliènent son image, de l’identification avec l’Église qui ne doit pas prendre sa place, des chrétiens qui ne rendent pas toujours un bon témoignage de lui, du christianisme, sujet d’influences culturelles, artistiques, politiques et linguistiques, de l’emprise de la philosophie, de la théologie et des sciences religieuses. L’homme devrait être libéré de ses servitudes intérieures : le péché, la loi, le complexe de la sexualité, l’amour possessif, les mauvais désirs et passions… et des servitudes extérieures : la misère, le racisme, l’exploitation… Quant au projet de « laïcité globale », il reste vivant à travers ceux qui y croient, mais aussi grâce à ceux qui militent en sa faveur à travers plusieurs associations, fondées par le père Haddad ou inspirées par lui. Alors qu’on assimilait la laïcité à l’anticléricalisme, l’évêque rouge prêchait une laïcité positive envers les religions, une laïcité dont il trouva une partie des justifications dans les textes sacrés eux-mêmes, la Bible et le Coran. Loin de s’opposer à la religion, la laïcité telle qu’il l’entendait en était la garante et la purificatrice.
Cette brève notice biographique est nécessaire, mais mon intention n’est pas de rédiger une étude sur la pensée de Haddad, je l’ai déjà fait à maintes reprises et de manière détaillée. Je voudrais par contre livrer un témoignage succinct, car sa pensée me marqua, m’influença et fit partie intégrante de mon évolution théologique. À l’encontre de beaucoup de personnes qui suivirent le père Grégoire de près, je ne le connus que quelques années seulement avant sa mort, en 2007 à travers ses écrits, et à partir de 2008 sur son lit de convalescence où il passa de longues années. Je ne suis donc ni un militant de la première heure ni un fidèle de son Église. Davantage, lorsque je lisais pour la première fois ses écrits sur la laïcité et la libération, je professais des options politiques et théologiques bien distantes des siennes. Cependant, la pensée de cet homme venant d’une autre époque sut trouver son chemin vers ma raison, la toucha et participa à sa maturation.
C’est mon ami Mouchir Aoun qui, conseillant des auteurs pour ma thèse de doctorat en théologie, me suggéra les écrits de Grégoire Haddad. Je ne savais de lui que ses démêlées avec la Congrégation pour la doctrine de la foi qui résultèrent en la déclaration de l’orthodoxie de sa théologie, mais aussi, en sa démission de son siège épiscopal. Néanmoins, une fois ma recherche entamée, je constatai qu’une théologie libérationnelle et audacieuse était possible au Liban, et qu’une expression de foi contextualisée ne relevait pas uniquement de l’ordre du souhait, mais qu’il existe des personnes engagés sur ce chemin.
La puissance de la théologie de Haddad réside dans le fait qu’elle se transforma en un héritage qui dépasse son auteur. Elle est libre au point de s’affranchir de son créateur même et de pouvoir toucher une personne qui la lut trois décennies plus tard, en y découvrant une actualité déconcertante. Par ailleurs, cette théologie eut pour moi davantage de poids lorsque je visitais Haddad dans son lieu de convalescence. Il était cloué dans son lit depuis plusieurs années, victime d’une ostéoporose et bien affaibli. Lors de nos rencontres, il ne pouvait parfois plus poursuivre l’échange, tellement la fatigue et l’épuisement physique étaient importants. Nonobstant, je pus percevoir face à moi un homme d’une humilité authentique, d’une gentillesse débordante et d’une volonté de témoignage évangélique manifeste. Encore plus que la pensée, la personne me toucha au point que je lui écrivis dans les remerciements de ma thèse de doctorat : « Nos rencontres, vos paroles me marqueront à vie. »
Depuis ces temps, beaucoup de choses se sont passées, et je suis désormais professeur de théologie et de philosophie à l’université catholique de Lille. Mais si j’en suis arrivé là, c’est surtout grâce à ceux qui m’ont porté, par leur personne et par leur pensée. Cet humble témoignage dit toute ma gratitude au père Grégoire. Que sa mémoire soit éternelle !
Antoine Fleyfel
Mars 2016
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