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Répercussions de la crise syrienne sur le Liban, paru dans la revue de l’Œuvre d’Orient, décembre 2013, n. 773

Répercussions de la crise syrienne sur le Liban

 Oeuvre-d-Orient

 

Accepter, nuancer ou refuser l’idée d’un destin commun qui unit le Liban et la Syrie est une chose, et les conséquences géopolitiques résultant des liens étroits qui existent entre ces deux pays en est une autre. En effet, ceux-ci ne sont pas juste deux entités politiques qui se jouxtent, mais des réalités économiques, humaines, religieuses, géopolitiques, culturelles et historiques qui s’interpénètrent d’une manière profonde, bon an mal an. Ainsi, la crise que traverse la Syrie depuis février 2011 a des répercussions directes sur le Liban qui s’en trouve affecté à bien des égards, et qui frôle la paralysie à certains niveaux. Cependant, si la guerre libanaise (1975-1990) et la période d’occupation syrienne qui dura jusqu’en 2005 témoignèrent de l’hégémonie de la « sœur Syrie » – comme la dénomment ses partisans au Liban, la donne est depuis 2011 fort différente. Le Liban n’est plus uniquement dans la position de l’exploité, mais la Syrie est elle-même instrumentalisée par des forces politiques libanaises, dont certains s’en servent comme champ de bataille. Néanmoins, force est de constater que les conséquences de la crise qui débordent sur le Liban l’affaiblissent considérablement à plus d’un plan, notamment politique et économique. Cet article voudrait examiner toutes ces questions à travers des pistes d’analyse effectuées 33 mois après février 2011.

Les réfugiés syriens et les dangereuses conséquences économiques

Le Liban accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens dans la région, et la situation inhumaine et insalubre dans laquelle vit une majorité d’entre eux ne les concerne pas uniquement. Leur établissement – temporaire dit-on – sur le sol libanais, a des retombées qui sont selon toute vraisemblance négatives pour le pays du Cèdre, et ce, à bien des égards. De prime abord, le nombre des réfugiés pourrait augurer d’une catastrophe humaine liée à un déséquilibre démographique inquiétant. Le nombre des Syriens actuellement présents au Liban aurait dépassé le million, ce qui correspond au quart du nombre des Libanais, estimés à plus de quatre millions. Si cela inquiète les communautés religieuses toujours soucieuses de leur démographie, notamment les chrétiens, c’est au niveau des infrastructures très fragiles du Liban que le problème le plus grave se situe. Force est de rappeler que les Libanais accueillent les Syriens avec solidarité, n’oubliant pas qu’ils furent accueillis en Syrie à plus d’une occasion malheureuse (notamment la guerre de 2006). Cependant, les capacités d’accueil du Liban atteignirent depuis bien longtemps le fait de leurs capacités, et les effets de la présence des réfugiés se ressentent partout, comme par exemple dans nombre d’écoles qui peinent à accueillir tous les enfants des réfugiés, dans des hôpitaux qui n’arrivent plus à assurer les lits nécessaires et même au niveau de l’électricité (coupures plus importantes dues à une plus grande consommation). Dans les 15 mois à venir, l’État libanais va devoir débourser des milliards de dollars pour subvenir aux besoins des services publics, ce qui aggravera le déficit budgétaire s’élevant actuellement à 9,4 % du produit intérieur brut (PIB).

Par ailleurs, l’impact du nombre de réfugiés touche de plein fouet l’économie libanaise et compromet la croissance. Selon le témoigne d’Éric le Borgne, économiste principal pour le Liban auprès de la Banque mondiale, « sans la crise, le Liban aurait enregistré une croissance économique de 4,4 % au lieu du maigre 1,5 % qui est prévu pour 2013 »[1]. En outre, en raison de la présence de la main d’œuvre syrienne bon marché, la pauvreté est en train d’atteindre les classes sociales libanaises les plus pauvres, largement concurrencées par les tarifs très bas des travailleurs syriens. Selon le rapport de la Banque mondiale publié à Beyrouth le 31 octobre 2013, cela pourrait augmenter le chômage au Liban jusqu’à 10 % d’ici fin 2014. Ce même rapport estime à 2,5 milliards de dollars la somme nécessaire pour ramener le Liban au niveau qu’il avait avant la crise. De plus, la même banque estime que le nombre des réfugiés atteindra 1,6 millions fin 2014, ce qui représente 37 % de la population libanaise.

Neutralité, paralysie et positionnements politiques

 

En apparence, le positionnement officiel du Liban vis-à-vis de la crise syrienne se résume par une politique dite de « dissociation », de maintien à distance, une forme de neutralité distante des parties en conflit. Cependant, cette dite politique qui évite peut-être au Liban certaines conséquences fâcheuses n’est en fait qu’une paralysie de l’État qui se trouve, à quelques exceptions près, incapable de gérer beaucoup de dossiers internes, notamment sécuritaires. Effectivement, l’armée libanaise et les forces de l’ordre peuvent rarement intervenir pour résoudre une situation sécuritaire compromettante, faute d’appui politique, comme la formation de milices armées locales, le commerce d’armes, l’utilisation de certaines régions libanaises comme bases arrière pour les insurgés syriens, ou des affrontements entre milices libanaises pro- ou anti-Assad[2]. À plusieurs reprises, l’armée dut perdre plusieurs militaires dans des régions du nord ou du sud Liban avant de pouvoir intervenir, d’une manière très ponctuelle, mais efficace.

La paralysie du Liban se constate de même au niveau du gouvernement. Démissionnaire depuis mars 2013, il n’a, en principe, pas les compétences pour traiter les dossiers essentiels au bon fonctionnement de l’État, et ils sont bien nombreux. Par ailleurs, la personne choisie depuis plusieurs mois pour former un nouveau gouvernement d’union nationale peine à remplir sa tâche à cause des blocages locaux et régionaux. La paralysie se manifesta de même au niveau des élections parlementaires qui n’eurent pas lieu en 2013 à cause des blocages politiques. Ainsi, on prolongea le mandat du Parlement pour deux ans.

Par ailleurs, les conséquences politiques de la crise se ressentent dans la tension accrue qui existe entre les deux coalitions politiques au Liban, radicalement opposées sur le dossier syrien. Il s’agit d’un côté de la coalition dite du « 8 mars », pro-Assad, composée principalement du Hezbollah (shiite), du Courant patriotique libre de Michel Aoun (chrétien), du parti Amal (shiite) et du parti Marada (chrétien), et d’un autre côté de la coalition dite du « 14 mars », anti-Assad, composée principalement du Courant du futur de Hariri (sunnite), du parti des Forces libanaises (chrétien) et du parti Kataëb des Gemayel (chrétien). Même si des discours voulant éviter la confessionnalisation de la tension au Liban existent toujours, cette opposition peut très facilement prendre la tournure d’un conflit sunnite-shiite. Ce qui n’exclut pas des alliances de sunnites avec la coalition du « 8 mars », et des alliances shiites avec la coalition du « 14 mars ». Quant aux chrétiens, ils paraissent plus que jamais divisés, et incapable de s’unifier politiquement pour s’imposer en tant qu’acteur déterminant pour la situation actuelle du Liban. L’opposition parfois radicale entre ces deux composantes politiques majeures du Liban est un facteur de tension continu.

Oppositions militaires

 

Bien au-delà des problèmes politiques et économiques causés par le conflit syrien, celui-ci a des retombées sécuritaires sur le Liban qui dépassent de loin l’utilisation de certaines régions frontalières comme bases arrière pour l’insurrection. Au moins deux événements sont à souligner, l’un assez ponctuel, et l’autre qui se révèle bien pérenne.

Le premier est celui du religieux sunnite salafiste en fuite, Ahmad Al-Assir. Comme tous les salafistes au Liban (extrêmement minoritaires mais violents), n’appartenant d’ailleurs à aucune des deux coalitions politiques susmentionnées, il est un appui politique et militaire inconditionnel à l’insurrection armée en Syrie. La milice armée qu’a formé Al-Assir dans sa mosquée à Saïda cumula les provocations politiques et militaires à l’encontre du Hezbollah et puis de l’armée libanaise. Suite au massacre de douze de ses militaires en juin 2013, l’armée réagit et mit fin à ce phénomène qui empoisonnait la ville de Saïda (Liban sud) depuis plus d’un an. Cela fut accueilli par les Libanais avec beaucoup de soulagement.

Le second événement, beaucoup plus grave, est celui des tensions militaires accrue qui existent dans la région de Tripoli (Liban nord). Il s’agit de l’opposition historiques entre le quartier alaouite et pro-Assad de Jabal Mohsen, et celui sunnite de Bab el-Tebbané, anti-Assad.  Depuis le début du conflit Syrien, les tensions entre les deux quartiers se sont amplifiées et ont atteint des niveaux de violence inédits. Le quartier alaouite, complètement encerclé par les miliciens sunnites est parfois le théâtre d’actes de représailles des anti-Assad qui s’activent pour se venger lorsque l’armée syrienne inflige aux insurgés des coups durs en Syrie. L’armée libanaise s’interpose entre ces deux quartiers sans réussir, jusque-là, à pouvoir intervenir efficacement pour en finir avec ces altercations. Pourtant, elle en serait capable, mais la décision politique n’est pas au rendez-vous, ce qui compromet la sécurité de toute la région de Tripoli qui souffre des agissements voyous des milices localement formées.

Il incombe enfin de mentionner une vague d’attentat particulièrement meurtrière qu’on peut difficilement comprendre à l’écart de la problématique confessionnelle et de la crise syrienne. Il s’agit des deux attentats perpétrés en août 2013 dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, et des deux autres attentats perpétrés à Tripoli, majoritairement hostile au régime syrien.

Instrumentalisation libanaise du conflit syrien

 

Le Liban ne fait pas que subir les conséquences de la crise syrienne, car celle-ci permet aux différents bords politiques de se repositionner et d’instrumentaliser ce conflit de manière à asseoir leur position. Ainsi, la coalition du « 14 mars » n’hésite pas à afficher d’une manière ostentatoire ses positions hostiles au régime syrien, et certaines de ses composantes ou de ses sympathisants s’impliquent d’une manière directe dans le conflit, soit d’une manière financière, soit d’une manière militaire. Un discours politique fantasmé de cette coalition met en avant une certaine continuité entre les revendications desdites « révolution du Cèdre » et « révolution syrienne ». Cependant, d’autres discours vont dans un sens plus confessionnalisé d’une « solidarité avec les sunnites opprimés par les alaouites en Syrie ». Quant au Hezbollah, fer de lance de la coalition du « 8 mars », il fut le dernier à intervenir militairement en Syrie, pour des raisons évidentes d’alliance géostratégique. Cela lui permit d’accentuer son discours sur la nécessité de renforcer l’« axe de la résistance » composé de la Syrie, de l’Iran et du Hezbollah, face aux projets « israélo-américains hégémoniques dans la région ».

Ainsi, d’une part et d’autre, les conséquences du conflit syrien paraissent servir d’arguments et d’outils politiques pour les partis libanais qui s’attachent davantage à leurs positionnements et alliances nationaux, régionaux et internationaux.

Et les chrétiens dans tout cela ?

 

Sur un plan purement humanitaire et religieux, les Libanais chrétiens participent au soutien des Syriens comme ils le peuvent dans certaines de leurs institutions scolaires, paroissiales ou sanitaires. La solidarité dépasse même les frontières du Liban et se manifeste à travers des aides qui parviennent à des communautés syriennes en difficulté.

Cependant, c’est sur un plan politique que les chrétiens sont très opposés sur la question syrienne, alors que les sunnites et les shiites paraissent se situer, majoritairement, dans l’une des deux positions. Le débat politique est parfois très houleux entre les chrétiens et peut atteindre, dans les médias, un niveau de violence bien avancé. Cependant, il semblerait que les différents partis chrétiens sont conscients des potentielles conséquences d’une radicalisation de leurs positions qui dépasserait le simple débat politique. À plus d’une occasion, lorsque les tensions allaient déboucher sur une éventuelle instabilité sécuritaire, un apaisement du discours politique prit vite place. À cet égard, le patriarcat maronite fait de son possible pour rapprocher les points de vue et éviter l’explosion. Force est de constater que les positionnements des chrétiens ne dépassent pas la sphère du débat politique ou des alliances. Il ne semblerait pas que des Libanais chrétiens eussent combattu en Syrie, ou que des politiques chrétiens eussent envoyé de l’argent ou des armes pour appuyer l’une ou l’autre des parties en conflit.

Enfin, cette division politique des chrétiens, indubitablement affaiblissante de la communauté, paraît porteuse d’au moins un élément positif : ceux-ci ne pourraient pas être pris comme cible par les pro- ou les anti-Assad, puisqu’ils ont des alliances dans les deux côtés. Cette thèse semblerait satisfaisante, mais fragile aussi, puisque les années précédentes montrèrent d’une manière claire que cette division des chrétiens ne leur épargnait pas les attentats ou les perturbations.

Quels horizons ?

Il est bien difficile d’évoquer les horizons des répercussions de la crise syrienne sur le Liban, puisque ceux-là dépendent du conflit même dont les issues restent floues, malgré tous les efforts déployés pour trouver une solution politique, notamment à travers la conférence internationale tant attendue de « Genève 2 ». Ainsi, l’on peut penser avec regret que la situation du Liban restera telle quelle, avec une tendance à s’aggraver, tant qu’une solution en Syrie n’est pas trouvée. Entre temps, les conséquences économiques, politiques et sécuritaires continueront à envenimer le pays et à le maintenir dans une perpétuelle tension entrecoupée par d’illusoires périodes de calme. Car avec la radicalisation islamiste de certaines factions de l’insurrection syrienne, le danger des groupuscules armés radicaux s’approche du Liban. Selon certaines sources qui restent à vérifier, des djihadistes auraient déjà traversé la frontière.

Beaucoup de chrétiens, et avec eux bien des musulmans rêvent d’un Liban laïc et d’une pratique démocratique saine. Dans le cadre de la confessionnalisation accrue, soulignant l’opposition entre un « sunnisme politique » aux nombreuses allégeances extérieures et un « shiisme politique » allié aux alaouite et à l’Iran, ces rêves paraissent bien à l’écart d’une réalisation prochaine. Cependant, force est de constater que bien des Libanais de la « société civile » croient qu’il faudrait, malgré toute sorte de bouleversement ayant lieu dans la région, continuer à militer pour un pays citoyen fondé sur les droits de l’homme…

Antoine Fleyfel

paru dans la revue de l’Œuvre d’Orient, décembre 2013, numéro 773


[2] En évoquant ces milices, cet article n’y inclut pas le Hezbollah qui répond à une logique différente de celle évoquée, et qui est officiellement considéré au Liban comme la « résistance » contre Israël (cf. les Déclarations ministérielles de tous les gouvernements successifs depuis les années 1990). Cependant, cela ne lui épargne pas les critiques de ses opposants qui le considèrent comme illégal, surtout après son intervention en Syrie.

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