Article scientifique paru sur une année, en quatre parties, dans la revue de l’Œuvre d’Orient. N° 768 (2012), n° 769 (2012), n° 770 (2013) et n° 771 (2013).
Introduction
L’œcuménisme est une exigence ecclésiale majeure qui est désormais déterminante pour la théologie chrétienne. Il connut des moments forts lors du XXe siècle, notamment dans les milieux protestants et orthodoxes durant sa première moitié, à travers la création du Conseil Œcuménique des Églises en 1948 (349 Églises membres actuellement), et dans le sillage de l’aggiornamento du concile Vatican II (1962-1965) qui fut un tournant décisif en la matière. Les fruits des dialogues œcuméniques furent nombreux et les frères séparés se sont retrouvés après de longs siècles de rupture. Ainsi, la rencontre du pape Paul VI et du patriarche œcuménique Athénagoras en 1965 eut des conséquences majeures sur les relations entre les Églises catholique et orthodoxes, et le dialogue mené entre l’Église catholique et un grand nombre d’Églises luthériennes durant quatre décennies permit la rédaction, en 1999, d’une déclaration commune sur la doctrine de la justification par la foi. Levées d’excommunications, rapprochements, formulations théologiques nouvelles, visions renouvelées du mystère de l’Église, connaissance et acceptation de l’autre tel qu’il se définit étaient à l’ordre du jour.
Le Moyen-Orient, quant à lui, est largement concerné par le dialogue œcuménique et, peut-être, à un degré encore plus intense qu’en Occident. N’est-ce pas sur cette terre d’origine que les pires divisions des Églises eurent lieu : au concile d’Éphèse (431) par exemple, donnant naissance aux Églises des deux conciles (les Églises assyriennes) ou au concile de Chalcédoine (451) donnant naissance aux Églises orthodoxes orientales (coptes orthodoxes, syriaques orthodoxes, arméniens orthodoxes) ; les exemples historiques sont bien nombreux. Quant à l’activité missionnaire latine aux XVIIe et XVIIIe siècles, forte de sa vision de l’unité chrétienne propre à son époque, elle donna naissance aux Églises orientales catholiques[1], ce qui créa une nouvelle problématique œcuménique que d’aucuns dénommèrent « l’uniatisme ». Celle-ci place les chrétiens d’Orient devant le grand défi du rétablissement de la communion ecclésiale, selon l’esprit de Vatican II et des acquis du dialogue œcuménique mondial, défi qu’ils décidèrent de relever ensemble, toutes Églises confondues, par divers moyens. D’ailleurs, le Moyen-Orient est considéré comme la terre où existe la plus grande densité œcuménique, eu égard au nombre très élevé d’Églises qu’on peut y trouver (on en décompte 29), dont plusieurs apostoliques, et qu’il est possible de classifier en cinq familles ecclésiales.
Cet article voudrait mettre la lumière sur la question de l’œcuménique au Moyen-Orient – bien différente de celle connue en Occident –, évoquer certaines étapes historiques déterminantes, les problèmes et les défis du dialogue, et essayer de poser quelques questions sur l’avenir de l’œcuménisme au Moyen-Orient et sur son sens pour la présence chrétienne.
La problématique moyen-orientale de l’œcuménisme
Il se doit aux habitués des dialogues œcuméniques en Occident d’opérer quelques ajustements pour comprendre l’œcuménisme au Moyen-Orient. Celle-ci n’est pas très concernée par un dialogue, essentiel en Occident, entre les catholiques et les protestants (et anglicans). Non seulement parce que les Églises protestantes y sont très minoritaires, récentes et adventices, mais aussi parce que des questions beaucoup plus larges et anciennes déterminent l’œcuménisme dans la région. Elle est, certes, concernée par le dialogue entre les catholiques et les orthodoxes, mais surtout à partir de problèmes qui sont propres aux Églises orientales, comme celui de l’uniatisme qui est toujours source de malaise, surtout aux orthodoxes, mais moins qu’avant[2], puisque le dialogue fit beaucoup de pas en avant. Il relève enfin de sa problématique des éléments assez étrangers à l’œcuménisme en Occident, c’est-à-dire le défi du dialogue entre les Églises appartenant à la famille orthodoxe, les Églises appartenant à la famille orthodoxe orientale ou l’Église d’Orient, dite aussi assyrienne (voir infra).
En outre, ce dialogue prend place dans un espace géographique chargé d’histoire. En d’autres termes, quatre sièges patriarcaux sur cinq historiques sont concernés, à savoir : Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople. Rome n’est impliqué d’une manière directe qu’à travers les Église catholiques orientales et les latins, minoritaires parmi les chrétiens du Moyen-Orient[3].Tout cela ne veut pas dire que ces derniers ne sont pas engagés dans le dialogue œcuménique mondial, notamment les orientaux catholiques. Au contraire ils le sont au point de dépendre largement du dialogue effectué entre le Saint-Siège et les Églises orthodoxes, sans que cela les empêche d’avoir leur vocation œcuménique propre. Par ailleurs, la différence du contexte social et politique est aussi à prendre en compte. En Occident, le dialogue s’effectue d’une manière générale, dans le cadre de régimes démocratiques, en confrontation avec la modernité et ses acquis, et dans un milieu social à coloration religieuse toujours assez homogène, chrétien ou d’héritage chrétien. Alors qu’il s’effectue en Orient, dans le cadre de régimes totalitaires pour la plupart (il est encore tôt d’évaluer les conséquences desdites révoltes arabes), en confrontation avec une culture bien imprégnée par le religieux, et dans un milieu social à coloration musulmane très majoritaire, le Liban excepté. Tout cela donne à l’œcuménisme des tournures très particulières au Moyen-Orient.
Plusieurs manières de présenter les Églises du Moyen-Orient sont possibles. Nous nous appuierons essentiellement sur la classification du Conseil des Églises du Moyen-Orient (CEMO) qui évoque quatre familles membres, et nous y ajouterons la cinquième famille, celle des Églises des deux conciles, dont la candidature n’a jamais été acceptée en raison du refus de l’Église copte orthodoxe qui considère toujours les assyriens comme nestoriens, donc comme hérétiques[4].
- La famille des Églises des deux conciles. Celles-ci naquirent du refus des conclusions du concile d’Éphèse en 431 et furent longtemps qualifiées de « nestoriennes ». Deux Églises en font actuellement partie : l’Église apostolique assyrienne de l’Orient et l’Ancienne Église d’Orient (née d’un schisme avec son Église sœur en 1968).
- La famille des Églises orthodoxes orientales. Celles-ci naquirent du refus des conclusions du concile de Chalcédoine en 451 et furent longtemps qualifiées de « monophysites ». Elle comprend trois Églises : l’Église copte orthodoxe, l’Église syriaque orthodoxe et l’Église apostolique arménienne.
- La famille des Églises orthodoxes. Celles-ci reconnaissent les sept premiers conciles œcuméniques mais ne sont pas en communion avec le pape. Elle se compose de quatre Églises : l’Église orthodoxe d’Antioche, l’Église orthodoxe de Jérusalem, l’Église orthodoxe d’Alexandrie et l’Église orthodoxe de Chypre.
- La famille des Églises catholiques orientales. Sept Églises en font partie : l’Église maronite, l’Église grecque melkite catholique, l’Église syriaque catholique, l’Église arménienne catholique, l’Église copte catholique, l’Église chaldéenne et le patriarcat latin de Jérusalem. Pour leur majorité, celles-ci sont le fruit de l’activité des missionnaires latins (à partir de la fin du XVIe siècle).
- La famille des Églises issues de la Réforme. Celles-ci sont le fruit du mouvement missionnaire protestant, notamment au XIXe siècle. Bien que nombreuses, elles sont numériquement très minoritaires[5]. Treize Églises composent cette famille. Mentionnons parmi elle : l’Église évangélique copte, l’Église évangélique luthérienne de Jordanie et de Terre Sainte, l’Église épiscopale de Jérusalem et du Moyen-Orient, l’Union des Églises évangéliques arméniennes du Proche-Orient et le Synode Évangélique national de la Syrie et du Liban.
C’est à partir de ces données qu’il faudrait comprendre l’œcuménisme au Moyen-Orient, mais aussi, en tenant compte de certains éléments fondamentaux qui se situent au centre de cet œcuménisme, à savoir les questions de l’uniatisme, du témoignage dû et de la présence.
Les problèmes de la division des chrétiens au Moyen-Orient
Le plus grand problème de la division des Églises est le même, en Orient comme en Occident, il se résume par le fait que celle-ci contredit la volonté du Seigneur qui pria à son Père en demandant « qu’ils soient uns ». Cette prière est sans nul doute le fondement premier de tout œcuménisme et l’exigence qui accule toutes les Églises à trouver les solutions adéquates pour rétablir la communion entre elles.
Nul besoin n’est de rappeler les conséquences politiques de la division de la chrétienté orientale. Les manuels d’histoire regorgent de détails soulignant le rôle que jouèrent les divisions intestines des Églises orientales au premier millénaire, lesquels contribuèrent activement à un affaiblissement croissant de cette chrétienté, voire à son tarissement à plusieurs égards, et à la disparition de beaucoup de communautés. Cependant, versons-nous sur les problèmes immédiats et cuisants de l’œcuménisme moyen-oriental.
L’uniatisme est l’un des grands problèmes de cet œcuménisme. Celui-ci est actuellement rejeté par toutes les Églises, mais il semble que ses effets sont toujours présents, du moins dans certains esprits, qui conçoivent l’unité comme un retour des Églises « séparées » au giron de l’Église « romaine », alors qu’une vision œcuménique saine, notamment celle du concile Vatican II, conçoit désormais l’unité de l’Église comme le rétablissement de la « communion » entre les Églises, et la différence est de taille. Mais qu’est-ce que l’uniatisme ? La célèbre déclaration de Balamand (1993)[6], signée par les catholiques et les orthodoxes nous informe que c’est une méthode ancienne de recherche de l’unité, rejetée par les Églises parce qu’opposée à leur tradition commune. Voici comment le point 8 de la déclaration décrit la question :
Durant les quatre derniers siècles, en diverses régions de l’Orient, des initiatives ont été prises, de l’intérieur de certaines Églises et sous l’impulsion d’éléments extérieurs, pour rétablir la communion entre l’Église d’Orient et l’Église d’Occident. Ces initiatives ont conduit à l’union de certaines communautés avec le Siège de Rome et ont entraîné, comme conséquence, la rupture de la communion avec leurs Églises-mères d’Orient. Cela se produisit non sans l’intervention d’intérêts extra-ecclésiaux. Ainsi sont nées des Églises orientales catholiques et s’est créée une situation qui est devenue source de conflit et de souffrances d’abord pour les orthodoxes mais aussi pour les catholiques.
Ainsi, plutôt que de s’appuyer sur une logique « uniate » qui prône « l’union » d’une Église à une autre, l’esprit œcuménique recherche la « communion » entre les Églises. Pour ce faire, la déclaration de Balamand évoque plusieurs fondements ecclésiologiques et établit plusieurs règles censées écarter les problèmes posés naguère par l’uniatisme. Cependant, même si le problème de l’unité de l’Église n’est pas résolu, catholiques et orthodoxes sont désormais d’accord pour s’engager sur les voies d’une recherche du rétablissement de la communion entre leurs Églises.
Cette déclaration fut certes un pas de géant pour l’œcuménisme au Moyen-Orient, et depuis sa promulgation, les partenaires sont conscients de ce problème qu’il ne faut pas esquiver lors de tout dialogue œcuménique au Moyen-Orient, et peuvent s’appuyer sur un document clef reconnu par tous et dénonçant l’uniatisme.
La division de l’Église au Moyen-Orient pose un autre problème, celui du témoignage dû à l’islam. Beaucoup de théologiens locaux le rappellent constamment. Michel Hayek (1928-2005), prêtre et théologien maronite, le formule en parlant de la responsabilité des chrétiens d’Orient « devant Dieu et devant l’histoire du salut du monde islamique »[7]. Non qu’il s’agisse d’un prosélytisme ou d’un appel à la conversion, mais d’un témoignage authentique d’une foi ne pouvant être vécue pleinement dans le cadre de déchirures et d’adversités interchrétiennes. Quant à Jean Corbon (1924-2001), prêtre et théologien grec catholique, il va encore plus loin, et parle d’une « atrophie pneumatique » dont souffrent les Églises orientales à cause de leurs divisions. Celles-ci doivent rendre un témoignage adéquat aux musulmans, « au milieu desquels et pour lesquels elle existe »[8], un témoignage non en tant qu’Églises séparées, mais en tant que l’Église de Dieu dans le monde arabe, l’Église des Arabes : « Si l’Église est le grand don de la communion divine aux hommes, elle ne peut être seulement la communion de Dieu et des melkites, celle de Dieu et des chaldéens, etc. Elle doit être ici dans notre région la communion de Dieu et des Arabes[9]. » Or le problème de la division des Églises est une entrave majeure pour le témoignage, et « il faut bien avouer que le monde musulman ne voit pas au milieu de lui l’Église du Christ, mais une poussière de communautés chrétiennes…»[10]. Face à cet état de division Corbon exprimait son étonnement de ce que les Églises locales ne déploient pas suffisamment d’efforts dans le but de retrouver la communion qui doit être leur exigence première. En témoignent les problèmes de calendriers, de l’absence de traductions communes des textes essentiels (Bible, Pater, Credo), des mentalités confessionnelles, de la peur de l’autre, de la valorisation de l’Occident et de la mésestime de soi, etc.
Uniatisme, communion et témoignage à l’endroit de l’islam sont de réels problèmes qui affectent toujours l’œcuménisme au Moyen-Orient et qui affaiblissent davantage la présence chrétienne, en proie à nombre de difficultés sociales, politiques, migratoires et sécuritaires, difficultés accentuées, depuis l’occupation de l’Irak en 2003, mais surtout lors desdites révoltes arabes. Au niveau de la réflexion théologique, beaucoup de solutions furent proposées, nous en évoquerons deux. Au niveau des tentatives, une entreprise avortée d’union entre les Églises grecque orthodoxe et grecque catholique eut lieu en 1996. Au niveau pratique, une institution œcuménique vit le jour en 1974, portant tous les espoirs des chrétiens d’Orient en un rétablissement de la communion entre leurs Églises, à savoir le Conseil des Églises du Moyen-Orient (CEMO).
À la recherche de l’unité perdue
Youakim Moubarac (1924-1995), prêtre et théologien maronite, œuvra durant la fin du XXe siècle pour un projet d’unité des Églises du Moyen-Orient. Il le qualifia de « Restauration de l’unité antiochienne ». Par cela il entendait aboutir à l’unité des Églises de son contexte moyen-oriental à travers un retour à l’héritage commun qui n’est autre que celui du patriarcat d’Antioche, mais aussi des Églises non antiochiennes qui existent sur le territoire historique[11] de ce patriarcat : « Tous les fidèles du Christ qui se trouvent dans le domaine du patriarcat d’Antioche sont des Antiochiens, y compris les Arméniens, les Latins et les Protestants. Ils ont tous donné les preuves […] de leur attachement à la terre antiochienne, de leur enracinement dans cette terre et de leurs potentialités créatrices[12]. » La priorité de cette « restauration », responsabilité de toutes les Églises, n’est autre que l’œcuménisme, exigence majeure de la présence chrétienne en Orient. Par ce projet, Moubarac considérait que les possibilités de l’œcuménisme ne sont pas épuisées par les deux options qu’offrent les mondes grec et latin, et qu’une troisième voie existe, celle d’Antioche. Dans l’attente de la réconciliation entre Rome et Byzance, Moubarac proposait aux Antiochiens, partenaires du dialogue, de ne pas s’asseoir, les uns à côté des Latins, et les autres à côté des Grecs. Si les antiochiens « venaient à s’assoir ensemble au milieu, ce serait un témoignage unitaire antiochien. Il ne faudrait pas priver les Églises de sa symbolique »[13]. Si un tel acte symbolique pouvait avoir lieu, cette présence exclusive d’Antioche au sein du dialogue œcuménique « serait un stimulant, voire un défi pour le projet unitaire œcuménique. Ainsi l’unité antiochienne serait le noyau de l’universelle unité, et il lui appartiendrait d’en devenir l’aiguillon, en commençant par l’unification de la célébration de Pâques »[14]. Cet œcuménisme antiochien, au service de la cause œcuménique globale, n’est ni culturel, ni doctrinal, ni pastoral. Il est spirituel, fondé sur l’héritage commun scripturaire et patristique qui possède une diversité d’expressions culturelles, grecque, syriaque ou arabe. Le théologien maronite appuyait son projet par des exemples concrets d’un retour aux sources ecclésiales de communion existant au premier millénaire[15]. La concrétisation de ce projet devait se faire par la tenue d’un « Concile antiochien » qui n’a malheureusement jamais vu le jour.
Jean Corbon, quant à lui, fit une proposition allant dans le même sens, mais ayant une destinée différente : « l’Église des Arabes ». Celle-ci est de facture ecclésiologique et théologique plus nourrie, et elle est actuellement la proposition œcuménique de référence pour toute entreprise sérieuse de rétablissement de la communion entre les Églises du Moyen-Orient. L’Église des Arabes n’est pas une nouvelle Église, mais la même Église antiochienne, « nouvellement une » et expression de la pluralité des Églises du contexte. L’Église des Arabes ne serait pas une super-Église qui englobe toutes les autres, mais l’Église de Jésus Christ au service du contexte arabe, rendant un témoignage uni de l’amour de Dieu : « Il ne s’agira ni de l’Église […] d’Arabie, ni de l’Église arabe ou antiochienne, ni de l’Église jacobite ou nestorienne, ni de l’Église orthodoxe ou catholique […], mais de l’Église vivante en cette région et dont l’identité inclut les Églises particulières qui la composent[16]. » En devenant l’Église des Arabes, les Églises antiochiennes relèveraient le défi de leur rôle et de leur témoignage au Moyen-Orient, car elles ne seraient plus les Églises d’un passé prestigieux, mais celles d’un présent au sein duquel elles sont appelées à la plus grande implication. Et c’est ainsi que le message de l’Église du Christ aura un sens pour le monde arabe, celui de la communion entre Dieu et les hommes, au-delà des barrières ethniques, culturelles ou religieuses. Cela s’opère à travers une nouvelle prise de conscience des Églises, un renouveau, une redéfinition de soi et de la mission au sein du monde arabe et vis-à-vis des musulmans. Et Corbon de trancher en disant que les Églises antiochiennes « ne seront elles-mêmes qu’en devenant l’Église des Arabes »[17], témoignant de Dieu à partir de leur unité, car leur division « brouille le regard ».
Corbon considère que la problématique œcuménique occidentale est inadéquate en Orient, et propose trois solutions aux Églises dans la perspective de leur unité. Il appartient aux Églises qu’il dénomme adventices (latines ou protestantes) d’arrêter toute activité de récupération, et de « s’abstenir de faire interférer leurs propres divisions dans le contexte antiochien. Les problématiques latine et réformée de l’unité ne concernent pas notre région. […] La réforme du XVIe siècle et le catholicisme post-tridentin n’ont rien à voir ici »[18]. Cependant, ces Églises doivent s’engager auprès de leurs consœurs sur la voie œcuménique et les aider[19]. Quant au problème des Églises dites uniates[20] qui engage aussi bien Rome que les orthodoxes, il devrait être abordé à partir d’un changement de perspective de Rome qui devrait continuer à s’engager dans la logique de « communion ecclésiale » et reconsidérer le statut œcuménique des conciles auxquels les orthodoxes n’ont pas assisté[21]. Cependant, les Églises dites uniates ont un rôle primordial à jouer avec leurs Églises d’origine pour retrouver la communion. Elles ne devraient pas attendre que la solution leur vienne seulement du Saint-Siège, surtout que des relations de tradition, de vie et de langue existent toujours entre elles et leurs Églises d’origine. Enfin, les Églises antiochiennes du premier millénaire[22] devraient continuer leurs efforts pour l’unité, car elles ont fait de grands pas dans ce sens selon Corbon. Somme toute, il appartient aux Églises dites adventices « d’aider », auxdites uniates de « régulariser » leur situation, et aux Églises antiochiennes du premier millénaire de « renouer » leur communion.
Deux décennies après les propositions de Corbon qui suggérait aux Églises séparées à cause de l’uniatisme d’œuvrer pour le rétablissement de la communion entre elles, un projet très intéressant de rétablissement de la communion entre les Églises melkites orthodoxe et catholique fut présenté en juillet 1996[23]. Celui-ci fut le fruit d’un long dialogue, influencé par les avancées œcuméniques du concile Vatican II. Le rétablissement de la communion n’eut pas lieu, car les complications ecclésiologiques et théologiques étaient toujours de taille. Cependant, l’initiation d’un tel projet et le dialogue qui l’avait accompagné montrent que l’unité est possible, et encouragent les partenaires du dialogue à persister dans leurs efforts œcuméniques.
Le Conseil des Églises du Moyen-Orient, une structure œcuménique salutaire
Problématiques et problèmes œcuméniques moyen-orientaux, réflexions théologiques, projets ou souhaits d’union, trouvent tous dans le Conseil des Églises du Moyen-Orient (CEMO) une institution salutaire. Celle-ci est unique parmi les institutions œcuméniques à travers le monde, puisqu’elle est la seule à avoir l’Église catholique en tant que membre[24], mais elle est aussi singulière au Moyen-Orient, de part sa mission et son envergure. Cependant, l’histoire de sa fondation et de son développement ne contient pas que des pages glorieuses, car le CEMO affronte ces dernières années de grandes difficultés qui l’ébranlent. Ce qui a des conséquences directes sur l’œcuménisme au Moyen-Orient.
Le CEMO, fruit d’un long processus œcuménique qui dura plusieurs décennies, fut créé en mai 1974[25], en Nicosie. À cette époque, trois familles ecclésiales le composaient : les orthodoxes orientaux, les orthodoxes et les protestants. Chaque Église devenait membre du Conseil à partir de la famille dont elle fait partie. Une quatrième famille rejoignit le CEMO en 1990, la famille des Églises catholiques.
Basé à Beyrouth et représenté dans plusieurs pays, le CEMO centre son activité autour de quatre objectifs :
- La continuité de la présence chrétienne, en particulier dans la lutte contre les causes d’une émigration tragique.
- Le renouvellement de la qualité spirituelle des Églises à travers et au-delà de leur identité socioculturelle.
- L’unité chrétienne.
- Le témoignage commun des Églises dans des sociétés pluri-religieuses.
Acquis et turbulences au sein du CEMO
Le CEMO joua un rôle incontestable durant plus de trois décennies sur le plan de l’œcuménisme. Le fait que presque toutes les Églises du Moyen-Orient y soient représentées, en plus de l’appui mondial et financier qu’il obtint, lui permirent de bénéficier d’une large manœuvre d’action. Gaby Hachem, prêtre grec catholique, théologien et responsable durant plusieurs années au sein du Conseil, en dresse un bilan. Il nous apprend que le CEMO s’appliqua à promouvoir un esprit nouveau permettant aux différentes Églises de vivre un âge d’or œcuménique. Guidées par ce Conseil, elles cheminèrent vers une forme de synodalité exprimée dans les multiples rencontres, consultations mutuelles et dialogues. Le mouvement œcuménique prit alors racine dans les diocèses, instituts et facultés de théologie et atteignit parfois les fidèles dans les paroisses. La formation œcuménique, proposée aux pasteurs ou promue dans les centres universitaires, donna beaucoup de fruits qui se manifestèrent dans les échanges et la collaboration au sein de l’Association des Instituts et Facultés de Théologie. Ensemble, les Églises témoignèrent de leur charité envers toutes les victimes des catastrophes naturelles survenues et des guerres déclenchées dans la région. Le Conseil cultiva de tout temps une politique de secours et de développement très efficace, car soutenue par l’expérience et la générosité de nombreux partenaires internationaux. Les premières initiatives dans le domaine des rencontres islamo-chrétiennes vinrent également du Conseil. Celui-ci s’empressa de créer une commission spéciale ainsi que le Groupe arabe pour le dialogue islamo-chrétien afin de prêter une attention particulière aux relations entre chrétiens et musulmans[26].
Ainsi, le Conseil fut un exemple d’œcuménisme unique au monde et créa une méthode de travail que nulle autre instance mondiale n’aurait pu fournir, qu’elle fût catholique, orthodoxe ou réformée. Cependant, cela n’aurait pas pu être possible sans l’appui des Églises Occidentales, catholique et réformées.
Toutefois, un grave incident eut lieu le 20 avril 2010. Relaté par les médias, il révéla de grandes turbulences au sein du CEMO. Ce jour-là, lors d’une réunion du conseil exécutif à Amman (Jordanie), le patriarche grec orthodoxe de Jérusalem, Théophile III, jugea que le Secrétaire général (copte orthodoxe) Guirgis Saleh « paralysait l’effort œcuménique » et lui demanda de démissionner. Expliquant que le Conseil était devenu un « club privé » copte, le patriarche accusa de même l’évêque copte orthodoxe Bishoy de manquer de « loyauté et de dévouement » à la cause du CEMO. Saleh rejeta ces accusations et considéra les revendications de Théophile III comme illégales. La conséquence immédiate de cette altercation fut le retrait de l’Église copte orthodoxe du CEMO. Mais heureusement que cela ne dura pas longtemps et que cette Église qui représente les deux tiers des chrétiens du Moyen-Orient retourna au Conseil après des démarches de réconciliation. Cependant, une grande situation de paralysie naquit à la suite de cet incident, et révéla de profonds problèmes qui affectaient sérieusement le Conseil depuis des années, mettant en danger tout l’effort œcuménique au Moyen-Orient.
Mais quelle est la nature de ces problèmes ?
Gabriel Hachem dénombre trois crises majeures[27] qui affectent le CEMO. La première est identitaire : les Églises membres étaient toujours prêtes à recevoir du CEMO, alors qu’en raison de ses difficultés, celui-ci aurait eu besoin d’elles ces dernières années sans pouvoir obtenir de leur part un soutien significatif. La deuxième est administrative : la compétence du personnel du CEMO, presque une centaine d’employés, n’était plus à la hauteur des exigences et responsabilités. La troisième est financière : la crise économique mondiale eut des conséquences directes sur les donateurs de fonds, et cela se ressentit d’une manière fâcheuse au CEMO qui se trouva par ce fait, paralysé et endetté. Les mesures de sauvetage qui furent prises tardèrent à arriver et ne purent résoudre le problème.
Et maintenant, où va-t-on ?
Bien loin des trois décennies qui suivirent la fondation du CEMO, pleines d’espérance et de cheminement vers le rétablissement de la communion entre les Églises du Moyen-Orient, le bilan des quelques dernières années est attristant, et l’on peut se demander s’il s’agit d’une fin de partie pour l’œcuménisme au Moyen-Orient. Une lecture pessimiste s’inscrivant dans le sillage des prophéties de malheur annonçant la disparition des chrétiens d’Orient pourrait le supposer. Cependant, malgré les bémols de l’histoire –et les chrétiens d’Orient sont loin d’en être à leurs premiers–, beaucoup de facteurs d’espérance existent pour un redressement de la situation, et maints signes concrets au sein des communautés, voire dans le CEMO même, nous poussent à espérer en un changement positif de la situation.
Les premiers espoirs concernent le CEMO. Le 30 novembre 2011, le père Paul Rouhana, un grand spécialiste de l’œcuménisme, fut élu Secrétaire général, ce qui permit l’ouverture d’une nouvelle page au Conseil. Cependant, élu évêque au mois de juin 2012, Rouhana dut démissionner quelques mois plus tard à cause des exigences des deux tâches. Le père Michel Jalkh, moine Antonin maronite, œcuméniste avéré lui aussi, assume cette charge depuis avril 2013.
Quant aux volontés des hiérarchies ecclésiastiques, malgré un semblant d’oubli de la question œcuménique chez certaines, beaucoup restent engagées sur les voies de la communion plénière. L’Église catholique ne cesse de le rappeler et l’ancien pape Benoît XVI effectua un acte fort à cet égard en convoquant un Synode pour les Églises du Moyen-Orient en 2010. L’Exhortation qu’il délivra en septembre 2012 au Liban souligna d’une manière claire et nette la nécessité, voire la centralité de l’œcuménisme pour l’avenir des chrétiens d’Orient, de leur témoignage et de leur présence sur les terres de leurs ancêtres.
En outre, les activités œcuméniques, les centres d’études, les rencontres, les colloques, les écrits et publications indiquent toutes[28] que, loin de désespérer de la question, beaucoup de communautés chrétiennes orientales continuent à y croire et s’engagent sur ses chemins, l’une des voies royales du sérieux de leur enracinement dans le sol arabe. Dresser le bilan de tout ce qui se fait serait très long, mais mentionnons à titre d’exemple récent, la fondation du centre Liqaa (rencontre en arabe) par le patriarcat grec catholique en mai 2011. Celui-là s’engage dans de grands projets prometteurs, de dialogue œcuménique et interreligieux. Depuis, plusieurs activités eurent lieu dans ce sens.
Enfin, sans vouloir prétendre épuiser les signes d’espérance, fortes de leur foi en Dieu le Père de Jésus Christ, les Églises du Moyen-Orient croient que l’Esprit souffle toujours en elles, et qu’elles sont amenées par lui à demeurer toujours nouvelles, à s’engager sans arrêt dans leur recherche de la pleine communion ecclésiale, et à espérer là où d’autres n’espèrent plus.
Antoine Fleyfel
2012-2013
[1] Force est de constater que les Églises orientales catholiques font preuve d’un grand dynamisme œcuménique au Moyen-Orient, dans tous les pays où ils existent, et d’un charisme unique en la matière. En témoignent leur grand engagement à travers des œuvres théologiques, leurs nombreux centres de recherches œcuméniques, leurs activités pastorales ininterrompues dans ce sens et une tentative du rétablissement de la communion avec les Églises d’origine (ce qui fut le cas de l’initiative, unique en son genre, de l’Église grecque catholique en 1996). Tout cela s’inscrivant dans le sillage du concile Vatican II et appuyé par l’engagement du Saint-Siège pour le rétablissement de la pleine communion entre les chrétiens. Les pages de cet article rendront compte de cette réalité.
[2] À cet égard, la déclaration de Balamand (1993) est décisive, nous en parlerons infra.
[3] Déjà, deux chrétiens du Moyen-Orient sur trois sont coptes orthodoxes. Quant aux communautés orthodoxes elles sont de même majoritaires en Jordanie et en Syrie. Les catholiques ne sont majoritaires qu’au Liban et en Irak.
[4] Alors que l’Église assyrienne renonça en 1975 à toute référence à Nestorius.
[5] Cependant, force est de constater que les Églises protestantes à travers le monde, surtout celles des Églises scandinaves, sont très investies pour le dialogue œcuménique au Moyen-Orient. Ces Églises fournirent durant de longues années, une grande partie des fonds nécessaires pour le fonctionnement du Conseil des Églises du Moyen-Orient.
[6] Il est possible de consulter le texte de la déclaration de Balamand sur le site Internet du Saint-Siège : http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/ch_orthodox_docs/rc_pc_chrstuni_doc_19930624_lebanon_fr.html
[7] Michel Hayek, Liturgie Maronite, Histoire et textes eucharistiques, Paris, Mame, 1964, p. xv.
[8] Jean Corbon, L’Église des Arabes, Paris, Cerf, 1977, p. 11.
[9]Ibid., p. 127.
[10]Ibid., p. 58.
[11] Le territoire historique du patriarcat d’Antioche couvre la plus grande partie du Moyen-Orient actuel.
[12] Youakim Moubarac, « Maronité, antiochénité, libanité », in Libanica, n° 34, 1992, publié dans : Georges Corm, Youakim Moubarac, un homme d’exception, , Beyrouth, Librairie Orientale, 2004, p. 101.
[13] Ibid., p. 102.
[14]Ibid., p. 101.
[15] Pour consulter les détails du projet, consulter : Youakim Moubarac, « Trois entreprises en Orient arabe », in Libanica, n° 24, 1987, publié dans : Georges Corm, Youakim Moubarac, un homme d’exception, op. cit., p. 113.
[16] Jean Corbon, op. cit., p. 9.
[17]Ibid., p. 42.
[18]Ibid., p. 190.
[19] Ce qu’elles ne manquent pas de faire lors de ces dernières années, notamment le Saint-Siège et les Églises protestantes engagées pour la cause du Conseil des Églises du Moyen-Orient.
[20] C’est-à-dire les Églises nées à partir d’un schisme dans une Église orthodoxe, comme les grecs catholiques, les syriaques catholiques ou les arméniens catholiques.
[21] Du point de vue orthodoxes, ces conciles considérés œcuméniques par les catholiques, notamment le Vatican I, constituent un grand problème pour le rétablissement de la communion. L’évêque libanais grec orthodoxe Georges Khodr ne cesse de le rappeler lors des rencontres œcuméniques, au sein desquels il est très actif. Il propose de les considérer comme conciles généraux, n’engageant que les catholiques.
[22] C’est-à-dire l’Église grecque orthodoxe, l’Église syriaque orthodoxe, l’Église arménienne orthodoxe, l’Église d’Orient (assyrienne) et l’Église maronite (la seule qui soit catholique dans cette catégorie).
[23] Pour plus de détails sur la question, consulter : Gaby Hachem, « Un projet de communion ecclésiale dans le patriarcat d’Antioche entre les Églises grec-orthodoxe et melkite-catholique », in Irenikon, 1999, vol. 72, n°. 3-4, p. 453-478
[24] L’Église catholique ne fait par exemple pas partie du Conseil œcuménique des Églises, mais y a juste un statut d’observateur.
[25] Par sa création, le CEMO remplaçait le Conseil des Églises du Proche-Orient, fondé dans les années 1960 et ayant comme membres les Églises protestantes moyen-orientales et l’Église syriaques orthodoxe.
[26] Gabriel Hachem, « Les enjeux et les espoirs de la relance du Conseil des Églises du Moyen-Orient », in POC 62, 2012, p. 80-89.
[27] Cf. l’article mentionné à la référence précédente et Antoine Fleyfel, « Chrétiens d’Orient : Œcuménisme, fin de partie ? », in Témoignage chrétien, supplément web n. 3414, 18 octobre 2010.
[28] Force est de constater que l’Œuvre d’Orient joue un rôle important à ce sujet, moyennant son aide et son appui aux Églises orientales catholiques.
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