Recension de la “Théologie contextuelle arabe” effectuée par Christian Cannuyer dans les Mélanges de Sciences Religieuses, Université Catholique de Lille, T. 68, 2011, n° 3, p. 61-63.
Antoine Fleyfel, La théologie contexte arabe. Modèle libanais, coll. “Pensée religieuse & philosophique arabe”, L’Harmattan, Paris, 2011, 330 p., 31,50 euros.
En ces jours de colère où le “printemps arabe” suscite chez nombre de chrétiens d’Orient, comme chez beaucoup de leurs concitoyens musulmans, l’espérance de voir émerger des sociétés citoyennes ouvertes à la liberté religieuse – non sans que les étreigne aussi l’angoisse d’une possible dérive vers de mortelles radicalisations identitaires – , ce livre, issu d’une thèse de doctorat défendue à l’Université de Strasbourg, tient à la fois du travail académique et d’une volonté d’engagement personnel de son auteur dans le renouvellement du discours chrétien arabe. Disons d’entrée de jeu qu’on y trouvera de féconds éléments de réflexion et d’exceptionnelles clefs d’analyse de la situation et du rôle des chrétiens arabes, notamment au Liban, dans un contexte où la montée des fondamentalismes religieux, l’instabilité politique chronique de la région, ses difficultés économiques, ses mutations démographiques, donnent le sentiment que leurs Églises sont arrivées à un moment critique de leur histoire, certains évoquant même la perspective de leur effacement définitif, sinon de leur disparition.
Selon l’auteur, cette situation appelle une manière de “réincarnation” de la théologie chrétienne proche-orientale, tenant compte des spécificités du contexte arabo-musulman et se distanciant à cette fin – sans les rejeter pour autant – des héritages d’une théologie traditionnelle focalisée sur le passé, comme des modèles “clef sur porte” importés de la théologie occidentale. C’est le témoignage évangélique et le service de l’homme arabe, tout homme arabe, qui doivent être au centre de ce renouveau invitant chaque chrétien à “incarner l’amour là où il se trouve”, à être “le sel de la terre et l’instrument de la paix dans une région constamment ravagée par la guerre, la misère” (p. 306). Il s’agit ainsi d’élaborer une véritable “théologie contextuelle arabe”, pour reprendre un concept dont A. Fleyfel expose, dans le premier chapitre de son ouvrage, la genèse dans les milieux missionnaires œcuméniques à partir des années ’70, et décrit les grandes tendances représentées par des auteurs comme Hesselgrave, Rommen, Matheny, Boff, Zorn, Sedmak, Schreiter, Bevans – dont la réflexion lui semble particulièrement pertinente pour le cas libanais — et Pears.
Or quelques théologiens libanais se sont engagés, selon A. Fleyfel, dans cette voie d’une “théologie contextuelle” sans la percevoir explicitement comme telle, tel Monsieur Jourdain faisant de la prose en l’ignorant. Trop peu considérés au Liban même et dans le monde arabe, totalement méconnus en Occident, ces théologiens sortent la théologie orientale de l’enfermement convenu où la confinent l’histoire tortueuse des christologies, la splendeur spirituelle des Pères, les turbulences des ecclésiologies ou la somptuosité des traditions liturgiques. “La théologie en Orient est aussi une question de vie, une pensée chrétienne qui cherche continuellement les meilleurs moyens nécessaires pour témoigner de la manière la plus adéquate de l’amour du Nazaréen” (p. 22). En cela, A. Fleyfel reprend un chantier ouvert – et hélas assez vite avorté ! – , voici un quart de siècle, par le “Centre de Théologie du Moyen-Orient” (cf. le 1er Symposium au titre révélateur, Pour une théologie contemporaine du Moyen-Orient, Institut St-Paul de Philosophie et de Théologie, Harissa, 1987), au sein duquel œuvrait notamment le P. Serge Descy, mon prédécesseur à la direction de la revue Solidarité-Orient (Bruxelles).
C’est l’œuvre de cinq de ces théologiens pionniers qu’A. Fleyfel explore avec beaucoup de finesse et de sympathie : les maronites Michel Hayek (1928-2005) et Youakim Moubarac (1924-1995), l’archevêque grec-melkite-catholique de Beyrouth Grégoire Haddad (1924 -) – démis de ses fonctions en 1975 pour sa “théologie de la libération” trop audacieuse et “rouge” —, le métropolite grec-orthodoxe de Byblos et Botris Georges Khodr (1923-), et le jeune (né en 1964) professeur de l’Université Libanaise Mouchir Aoun. L’auteur y associe les travaux du P. Jean Corbon (1924-2001), prêtre de l’Église grecque-mellkite-catholique et une des plus grandes figures de l’œcuménisme moyen-oriental, célèbre pour un essai qui fit date : L’Église des Arabes (Paris, Cerf, 1977, 2007²). À l’exception d’Aoun, ces auteurs furent contemporains de la naissance de la République libanaise et des bouleversements majeurs qu’a connus le Proche-Orient dans les décennies suivantes, surtout depuis la création dramatique de l’État d’Israël ayant entraîné l’exode des Palestiniens et une succession de guerres traumatisantes. La guerre “civile” libanaise, de 1975 à 1991, a été pour eux source d’un grave désappointement, notamment à l’égard du dialogue islamo-chrétien, ce qui explique le nombre malheureusement très réduit de théologiens actuels s’inscrivant dans leur sillage.
Cinq grands axes charpentent la “théologie contextuelle” arabe et libanaise qui se dégage des écrits des théologiens retenus par Fleyfel : 1. Un regard nouveau sur l’islam, auquel est reconnu une participation à la vérité divine, que ce soit dans une perspective inclusiviste (Khodr, Hayek) considérant que le Christ est à l’œuvre dans toute les religions, ou dans la perspective plus résolument pluraliste de Moubarac (l’islam est une religion authentiquement abrahamique) ou d’Aoun (la pluralité des religions a un sens au yeux de Dieu; l’islam a une expérience unique de Dieu), sans oublier l’option “orthopraxique” de Haddad qui invite à une rencontre existentielle profonde entre chrétiens et musulmans autour des grandes causes de l’humanité bafouée et souffrante. 2. L’exigence œcuménique, le souhait de dépasser les divisions historiques et de reconstruire l’Unité de l’Église, indispensable à la crédibilité du témoignage chrétien en Orient arabo-musulman. Cela passe par la rupture avec l’uniatisme ou le prosélytisme agressif, dans une perspective de restauration de la communauté ecclésiale antiochienne et du retour à ses sources spécifiques. 3. Un renouveau de la théologie insistant sur la quête du sens de la présence chrétienne au Moyen-Orient, sur la mise en œuvre de formulations théologiques adaptées au contexte libanais et arabe, soucieuse des implications politiques et sociales du message évangélique , résolument engagée dans l’arabité. 4. Dans la foulée, la théologie ne peut faire l’impasse sur sa dimension politique : lutte pour la promotion de l’être humain, du pluralisme, de la justice sociale, dans le cadre d’États à tendance “laïque” ou “civique”, rejetant le confessionnalisme, encourageant sans défaillance la cause palestinienne et s’opposant fermement au sionisme exclusiviste incarné par l’État d’Israël, qui est une déformation nuisible du judaïsme avec lequel le dialogue et la rencontre doivent être au contraire recherchés. 5. Tous ses aspects sont indissociables d’une “théologie de la libération” (toujours implicite dans la concept de “théologie contextuelle”), qui n’est que peu consciente chez la plupart des auteurs étudiés mais qui implique la libération du discours théologique des obscurités inutiles héritées du passé et considère comme une priorité la libération de l’homme arabe des oppressions politiques, sociales et économiques dont il souffre au Proche-Orient.
On voit à quel point ces axes balisent les chemins où s’engagent d’ores et déjà maints chrétiens arabes, laïcs et hommes d’Église, en ces heures cruciales et grosses d’incertitude où le vacillement des cadres vermoulus des dictatures apparaît comme un kairos, un moment décisif où le témoignage chrétien doit, en Orient, s’ouvrir à l’aggiornamento qui lui permettra d’être, à la lumière de l’impératif d’amour enseigné par le Christ, ferment d’humanité dans ces nouvelles sociétés en gestation. À cet aggiornamento salutaire, Antoine Fleyfel croit de tout son cœur, avec tout son enthousiasme et toute son intelligence. Voilà pourquoi son livre est essentiel.
Christian Cannuyer
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