Newsletter

Pour recevoir les nouvelles du site, entrez votre courriel et cliquez sur « Je m’abonne »

Il y a un siècle, le Grand Liban, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 799, avril-juin 2020

 

 Il y a un siècle, le Grand Liban

GL

Le 1er septembre 1920, le général Henry Gouraud, haut-commissaire de la République française au Levant, entouré du patriarche maronite Élias Hoyek et du grand mufti Moustafa Naja, proclama la naissance de l’État du Grand Liban. Aboutissement d’une militance chrétienne héritée du XIXe siècle, il préfigura la République libanaise.

Un siècle plus tard, il serait utile de se rappeler cette étape fondamentale de l’histoire moderne du Liban, surtout en évoquant le rôle central des maronites et l’appui incontournable de leur alliée par excellence, la France. La compréhension de ce sujet passe nécessairement par l’évocation de la réalité politique qui précéda le Grand Liban et le supposa, à savoir la Moutasarrifiya.

1-     La Moutasarrifiya du Mont-Liban

À la suite de tensions qui duraient depuis de longues années entre druzes et maronites, ces derniers subirent de terribles massacres en 1860 au Mont-Liban. Les druzes réagissaient à la volonté chrétienne de domination. L’hécatombe ne fut interrompue que grâce à l’intervention militaire de la France de Napoléon III. Le bilan était lourd : 11 000 tués, 4 000 morts de faims et 100 000 déplacés.

Sous l’égide des Ottomans, une commission internationale (France, Russie, Autriche, Prusse, Italie et Grande Bretagne) se réunit afin de trouver une nouvelle formule pour le Liban. Un accord dit « Règlement organique » fut obtenu en juillet 1861. Il fit du Liban un sandjak ottoman, moutasarrifiya en arabe, une division administrative jouissant d’une autonomie intérieure spéciale garantie par les six pays susmentionnés. Cette nouvelle entité s’appela Moutasarrifiya du Mont-Liban. À sa tête, un moutasarref (haut fonctionnaire nommé par le sultan) chrétien non libanais, de nationalité ottomane, aidé par un Conseil administratif composé de 12 membres représentant les communautés religieuses, dites aussi confessions : 4 maronites, 3 druzes, 2 grecs orthodoxes, 1 grec catholique, 1 sunnite et 1 chiite.

Continue reading Il y a un siècle, le Grand Liban, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 799, avril-juin 2020

Les chrétiens d’Orient, âmes de la renaissance arabe, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 798, janvier-mars 2020

Les chrétiens d’Orient, âmes de la renaissance arabe

logo carré rouge

La contribution majeure des chrétiens d’Orient au mouvement réformateur du monde arabe dit Nahda est souvent évoqué lorsqu’il est question de parler de leur inscription dans leurs contextes et de leur avenir. Ceux qui, parmi ces chrétiens, connaissent cette période cruciale en terme de culture et d’éducation, qui n’eût de toute évidence pas été ce qu’elle fut sans eux, sont fiers de cet héritage qui reste de leur responsabilité. Car lorsqu’on souhaite parler, aujourd’hui, de l’implication des chrétiens d’Orient dans leurs pays différents, on évoque surtout leurs écoles, leurs maisons d’éditions, leurs universités, leurs médias, leur presse, leur production littéraire et leur militance pour créer des États citoyens, libres et laïcs. Tout cela est sans doute en continuité avec la Nahda ; mais prudence, celle-ci était un mouvement pluriel qu’il faut examiner de près.

Cet article a comme but de rappeler quelques thèmes principaux de la Renaissance arabe, tout en mettant en exergue le rôle déterminant des chrétiens. Ce moment de l’histoire du monde arabe questionne notre présent.

I- La Nahda, Renaissance du monde arabe

Le mot Nahda (terme arabe qui signifie force, éveil, essor, renaissance) désigne une période du monde arabe, allant de la fin du XVIIIe à la moitié du XXe siècle. Comme concept, la Nahda désigne ce qui est communément connu comme « Renaissance arabe ». Les spécialistes ne sont pas d’accord sur l’événement déclencheur de ce mouvement. D’aucuns situent par exemple sa source dans l’expédition de Napoléon en Égypte (1799-1802) et d’autres dans la mission scolaire égyptienne d’al-Tahtawi (1801-1873), imam de l’université al-Azhar envoyé par le khédive Méhémét Ali en 1826 en France pour l’étude de la langue française et de la traduction. Durant son séjour parisien qui dura cinq ans, il mena une réflexion autour de l’évolution de la civilisation musulmane et de sa rencontre avec la modernité européenne ; il publia cela en 1834 dans son récit de voyage intitulé L’Or de Paris qui lança le débat. Fasciné par la civilisation européenne, al-Tahtawi prônait l’emprunt, par l’Égypte, de tous les éléments de la modernité compatible avec l’islam. La rédaction de cette œuvre se fit dans un arabe à la syntaxe assouplie, suggérant la réforme de cette langue.

La Nahda s’effectua dans le cadre d’un contexte culturel et politique bien précis, décrit classiquement comme celui de la pénétration économique et politique de l’Occident dans le monde arabe, et celui des Tanzimat (1839-1876), réformes qui eurent lieu dans l’Empire ottoman, instaurant, entre autres, l’égalité entre chrétiens et musulmans, tout en maintenant à ces derniers leurs privilèges confessionnels. Cependant, nombre d’études montrent que les origines de la Nahda se trouvent aussi en Turquie, en Perse, en Afghanistan, en Inde, et même dans les Balkans et en Russie.

Continue reading Les chrétiens d’Orient, âmes de la renaissance arabe, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 798, janvier-mars 2020

L’œcuménisme au Moyen-Orient, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 797, oct.-déc. 2019

L’œcuménisme au Moyen-Orient

 

logo carré rouge

L’œcuménisme est depuis plusieurs décennies une exigence ecclésiale et théologique majeure. Il connut des moments forts lors du XXe siècle, notamment à travers la création du Conseil Œcuménique des Églises en 1948 (350 Églises membres), et dans le sillage de l’aggiornamento du concile Vatican II (1962-1965), tournant décisif en la matière. La question œcuménique diffère au Moyen-Orient et fait face à des problèmes propres au contexte.

Un contexte différent

 L’œcuménisme auquel l’Occident est en général accoutumé concerne principalement les dialogues entre les catholiques, les protestants, ainsi que les orthodoxes dans certains contextes. Le dialogue œcuménique au Moyen-Orient n’est pas concerné d’une manière directe par les problématiques occidentales, d’autant plus que les protestants y sont une minorité adventice. Il évolue dans un contexte particulier dont il faut soulever deux éléments majeurs.

En plus des trois familles ecclésiales catholiques, orthodoxes et protestantes, il existe en Orient deux autres : les Églises des deux conciles, dites jadis nestoriennes (actuellement les deux Églises assyriennes), qui ont rejeté le concile d’Éphèse en 431, et les orthodoxes orientaux, dits jadis monophysites (copte orthodoxes, arméniens apostoliques et syriaques orthodoxes), ceux qui ont rejeté le concile de Chalcédoine en 451. Cela a des conséquences de taille sur le dialogue qui doit tenir compte de problématiques propres aux histoires des Églises orientales.

Continue reading L’œcuménisme au Moyen-Orient, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 797, oct.-déc. 2019

La problématique des réfugiés syriens au Liban, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 796, juil.-sept. 2019

La problématique des réfugiés syriens au Liban

logo carré rouge

Depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011, la question des réfugiés syriens n’a eu de cesse d’intervenir dans l’actualité et dans le débat public. L’Europe en subit les conséquences à travers les flux migratoires qui ont été source d’inquiétude pour d’aucuns, opportunité économique pour certains et carburant idéologique pour d’autres. Angela Merkel, qui accepta d’accueillir en Allemagne des centaines de milliers de réfugiés, le paya cher politiquement. Incapable de satisfaire tous les besoins d’accueil des réfugiés sur son sol, l’Union européenne, qui établit des quotas d’accueil selon les États membres, opta pour une politique d’aide financière aux pays entourant la Syrie, afin de limiter le mouvement de migration vers ses terres. Le Liban, la Jordanie et la Turquie sont trois pays qui jouxtent la Syrie et accueillent le plus grand nombre de réfugiés en dehors de la Syrie. Ils reçoivent cette sorte d’aide qui s’ajoute à d’autres, notamment celle relevant des organisations internationales.

Au Liban, la question des réfugiés ressemble à une histoire tragique où se mêlent misère humaine, instrumentalisation politique et imaginaire identitaire. Cet article cherche à faire la lumière sur la question.

 

Le contexte

 

La guerre syrienne est la cause du mouvement migratoire. Plusieurs camps s’y sont opposées ou s’y opposent toujours, engageant des puissances locales, régionales et internationales, donnant parfois à ce conflit l’allure d’une guerre mondiale. Durant plus de huit ans, il est responsable de l’un des plus grands déplacements de populations depuis des décennies. La plupart des réfugiés en dehors de la Syrie se sont installés dans les pays limitrophes, dont le Liban, qui accueille le plus grand nombre de réfugiés proportionnellement à sa population. Comprendre cette présence doit tenir compte de certains facteurs.

Continue reading La problématique des réfugiés syriens au Liban, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 796, juil.-sept. 2019

Les catholiques orientaux en France : histoire et présence, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 795, avril-juin 2019

Les catholiques orientaux en France : histoire et présence

logo carré rouge

 

La présence des communautés catholiques de rite oriental en France est assez récente, la plupart d’entre elles étant arrivées à la fin du XIXe siècle.

On peut en distinguer de deux genres : celles dépendant de l’Ordinariat, organe de l’Église de France et plus particulièrement de l’Archevêché de Paris, qui a juridiction sur les prêtres orientaux n’ayant pas d’évêque propre en France, et celles constituées en diocèses et qui ont donc un évêque en France.

I- Les communautés catholiques orientales dépendant de l’ordinariat

Toute Église orientale catholique présente sur le sol français et n’ayant pas de diocèse dépend de l’Ordinariat des catholiques orientaux de France.Institué en France par le pape Pie XII en 1954, cette juridiction qui relève de l’Archevêque de Paris appelé Ordinaire, a pour mission de gérer les communautés orientales n’ayant pas d’évêque propre. Le premier Ordinaire fut le cardinal Feltin, archevêque de Paris depuis 1949, qui érigea la plupart des paroisses de rite oriental en France et qui y nomma les premiers curés.

Continue reading Les catholiques orientaux en France : histoire et présence, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 795, avril-juin 2019

Les chrétiens d’Orient contribuent au dialogue des sociétés arabes, La Croix, 02.10.2017

Les chrétiens d’Orient contribuent au dialogue des sociétés arabes

la-croix1

À l’occasion de l’exposition « Chrétiens d’Orient. Deux mille ans d’histoire » organisée par l’Institut du monde arabe, « La Croix » publie deux semaines d’enquête et d’analyse sur ces communautés. Le théologien et philosophe franco-libanais, Antoine Fleyfel, professeur à l’Université catholique de Lille et responsable des relations académiques à l’œuvre d’Orient, souligne leur importance pour la diversité du monde arabe et met en garde contre la tentation du repli.

La Croix : Qu’ont apporté les chrétiens au Moyen-Orient, y compris depuis qu’il est devenu arabe ?

Antoine Fleyfel : Répondre à cette question implique de remonter dans l’histoire de la région. Elle a été chrétienne – c’est au Moyen-Orient qu’est né et s’est d’abord répandu le christianisme – puis musulmane. Pour des raisons parfois idéologiques, on met en avant la grandeur de l’empire abbasside sur le plan des sciences (la médecine, l’astronomie) et des arts, mais en oubliant qu’il la doit aussi aux chrétiens syriaques, coptes, assyriens ou melkites qui vivaient là et que les califes ont eu l’intelligence de mettre à contribution : la fameuse Beit Al-Hikma (« Maison de la sagesse »), dans la Bagdad des Xe-XIe siècles, en témoigne.

Plus récemment, les chrétiens ont été les fers de lance du mouvement politique et culturel de la Nahda (« renaissance ») qui a traversé le monde arabe au XIXe siècle : ils lui ont apporté leurs réflexions sur les droits de l’homme, la citoyenneté ou la laïcité. Au siècle dernier, en Égypte, au Liban ou en Syrie, ils ont milité, aux côtés des musulmans, dans la lutte contre l’occupant turc au nom de cette « identité arabe » qu’ils ont inventée, et puis pour l’indépendance de leurs pays. Dans la création du royaume de Jordanie, dans la défense de la Palestine, on ne peut omettre non plus la participation des chrétiens.

Comment mesurer cet apport ?

A. F. : Il apparaît de plus en plus, dans cette longue histoire du Moyen-Orient, que les phases de grandeur étaient celles de l’ouverture à la diversité, quand le repli et le renfermement entraînaient au contraire l’appauvrissement civilisationnel. Quel héritage ont laissé les Mamelouks, dynastie qui a régné en Égypte et en Syrie du XIIIe au XVIe siècle et qui a beaucoup persécuté les chrétiens mais aussi d’autres minorités ? Bien peu de chose.

Le Moyen-Orient perdrait beaucoup si l’hémorragie de ses chrétiens devait se poursuivre : un monde arabe résumé à sa seule composante musulmane serait privé de cette richesse culturelle, sociale, politique, économique aussi, qu’il tire de sa diversité. Le départ des chrétiens accentuerait aussi les polarisations entre courants de l’islam…

Continue reading Les chrétiens d’Orient contribuent au dialogue des sociétés arabes, La Croix, 02.10.2017

Le dialogue interreligieux au Proche-Orient, Servir, 12.2016

Article paru dans la revue Servir, n. 179, décembre 2016, p. 57-58.

servirff

La diversité religieuse du Proche-Orient le constitue en un lieu de dialogue par excellence. Loin de se réduire à une simple curiosité intellectuelle, celui-ci se révèle comme une exigence pour la paix.

L’impulsion première du dialogue interreligieux est chrétienne occidentale datant des années 1950. Cependant, des communautés chrétiennes du Proche-Orient s’engagèrent sur cette voie et jouèrent un rôle pionnier. Dès les années 1960, nombre de théologiens, d’ecclésiastiques, d’acteurs sociaux et de gens de bonne volonté initièrent un dialogue qui prit, essentiellement, une tournure islamo-chrétienne. Le partenaire musulman ne tarda pas à rejoindre les chrétiens, et le dialogue répondit à des exigences multiples.

Ainsi, il est universitaire, s’appuyant sur les compétences des différentes spécialistes. Il est politique, honorant des alliances entre différentes composantes des pays. Il est social, s’inscrivant dans le cadre des défis sociaux communs. Il est surtout un dialogue de vie, révélant un chemin plus que millénaire qu’effectuèrent ensemble les chrétiens et les musulmans, bon an mal an, dans cette partie du monde.

Le rôle des chrétiens dans ce dialogue est premier. Ils sont effectivement les initiateurs d’une réflexion théologique sur l’islam qui le réhabilite. Ils sont l’occasion du dialogue à travers les espaces sociaux, universitaires et politiques qu’ils créèrent, lesquels permettent la diversité, la réflexion et la rencontre. Citons à titre d’exemple des instances investies dans cette entreprise : l’Université Saint Joseph de Beyrouth, la fondation Adyan (Liban), le centre Sabeel (Palestine), l’Institut dominicain d’études orientales (Égypte) et bien d’autres.

L’Œuvre d’Orient est engagée pour ce dialogue. Elle édite des écrits le concernant, organise des tables rondes, subventionne des acteurs du dialogue (comme Adyan par exemple) et clame sa conviction en sa nécessité à l’occasion de conférences et communiqués.

Le dialogue, ce pari pour le vivre ensemble, est une voie d’avenir dans un monde de plus en plus pluriel, une antithèse à la guerre et à la violence.

Antoine Fleyfel

Université catholique de Lille

Professeur de théologie et philosophie

Œuvre d’Orient

Responsable du dossier académique

L’avenir des chrétiens en Orient et l’islam radical, Vues d’ensemble, 10.2016

Article paru dans Vues d’ensemble, publication trimestrielle de l’Université catholique de Lille

n. 65, octobre 2016, p. 37

Mise en page 1

Depuis plusieurs années, en évoquant les événements tragiques au Moyen-Orient, ceux engageant plusieurs organisations terroristes, expressions de l’islam dit radical, l’on se pose la question de l’avenir des chrétiens en Orient. Dans les médias, dans la presse et dans bien des ouvrages, beaucoup se plaisent à jouer les Cassandre, annonçant la fin de communautés deux fois millénaires. Cependant, tout le monde ne s’apprête pas à écouter le chant du cygne de ces chrétiens ; d’aucuns croient que leurs horizons demeurent en Orient, en dépit d’un contexte géopolitique extrêmement complexe et violent.

L’islam radical comme facteur négatif

Il n’y pas de doute, l’islam radical, dont les composantes majeures actuelles sont les organisations terroristes salafistes jihadistes (État islamique et à Al-Qaïda à leur tête) mais aussi les Frères musulmans dans une certaine mesure, joue un rôle très négatif sur le plan de l’avenir des chrétiens en Orient. Les communautés chrétiennes n’existent effectivement plus dans les régions occupées par Daech en Irak et en Syrie. Les exemples de Mossoul, de la plaine de Ninive ou de Raqqa révèlent l’aspect exclusif de ces organisations qui rejettent toute différence. Ainsi, l’on ne peut s’étonner de l’exode (temporaire espérons) des chrétiens de ces régions. Quant aux Frères musulmans, lorsqu’ils étaient au pouvoir en Égypte (2012-2013), ils pratiquèrent une politique islamisante, encore plus discriminatoire que celle de leurs prédécesseurs (depuis Nasser), reléguant les chrétiens à un statut de sous-citoyenneté poussée.

Une généralisation périlleuse

Oui, l’islam radical nuit à l’avenir des chrétiens en Orient, mais une analyse froide de la situation se garderait de prédire leur fin ; y croire supposerait la généralisation d’une situation extrême mais très limitée. Car si les organisations jihadistes compromettent l’avenir des chrétiens en Irak, il n’en est pas de même dans d’autres pays, tels le Liban, la Jordanie ou l’Égypte, pays où le christianisme, loin d’être en état d’extermination, assume toujours la responsabilité de son avenir. Quant à la situation des chrétiens en Syrie, elle diffère de celle de ceux d’Irak, en raison d’une donne géopolitique différente. Comme les musulmans, les chrétiens subissent les conséquences de la guerre et, nonobstant les difficultés qu’ils vivent, ils auront à reconstruire la Syrie avec leurs concitoyens une fois le cauchemar de la guerre terminé.

 

L’islam radical ne durera pas. Le règne des Frères musulmans a très vite pris fin en Égypte et selon toute vraisemblance, il existe une volonté internationale sérieuse d’en finir avec Daech ; cela se vérifie de plus en plus sur le terrain. Ce changement de situation ne pourra être que bénéfique aux chrétiens qui, en dehors des zones immédiates de guerre, infime étendue par rapport à la géographie de leur présence au Moyen-Orient, œuvrent pour leur avenir sur moult plans. À travers l’éducation, l’engagement social, patriotique et politique, l’économie, le dialogue des religions et des cultures, ils sont un facteur de paix et de diversité important pour l’avenir du Moyen-Orient et l’évolution du monde arabe.

Antoine Fleyfel

Faculté de théologie

Un siècle éprouvant pour les chrétiens d’Orient, 1916-2016, in EGMIL, juillet-août 2016.

Article paru dans le mensuel d’information du diocèse aux armées, EGMIL, juillet-août 2016, p. 14-17.

egmil-juillet-aout-2016

Il y a exactement un siècle, des communautés chrétiennes en Orient subissaient de terribles massacres desquels on se rappelle aujourd’hui avec beaucoup d’inquiétude, eu égard à des situations alarmantes que vivent les chrétiens d’Orient, surtout en Irak et en Syrie. Cette brève intervention voudrait répondre succinctement à trois questions : que s’était-il passé ? Comment les chrétiens d’Orient perçoivent-ils ce passé à la lumière du contexte actuel ? Quelles leçons tirer de l’histoire ?

1-      Génocides et famine

En évoquant le terrible génocide arménien, l’on oublie en général deux autres événements macabres qui ont eu lieu durant la même période, à savoir le génocide assyro-chaldéen et la famine du Mont-Liban. Ces trois crimes avaient comme instigateur principal l’Empire ottoman, gouverné par les Jeunes-Turcs. Bien des communautés chrétiennes du Proche-Orient en furent profondément traumatisées, et pour certaines, les massacres furent d’une telle ampleur qu’ils affectèrent durablement et profondément leur présence et leur avenir. Nombre de spécialistes évoquent la présence de presque 20 % de chrétiens au Proche-Orient au début du XXe siècle, vivant principalement sur le territoire ottoman. Aujourd’hui, nonobstant les difficultés d’estimations, l’on parle de quelque 4 % de chrétiens. L’essentiel de cette réduction démographique en un siècle prend source dans ce qui s’était passé durant les années sombres de la Première Guerre mondiale et qui eut comme conséquence la disparition d’un grand nombre de chrétiens de bien des régions qu’ils habitaient depuis les premiers siècles du christianisme. Cette disparition eut indubitablement de fâcheuses conséquences culturelles, anthropologiques et politiques, notamment parce qu’elle affecta durablement la pluralité – source d’une considérable richesse – dans des sociétés orientales d’alors. Rappelons brièvement ces trois crimes historiques :

a-      Le génocide arménien. Il fut perpétré d’avril 1915 à juillet 1916, et coûta la vie à un million et demi d’Arméniens ottomans, soit les deux tiers de la population de l’empire. À cela il faut ajouter plus de 150 000 conversions forcées à l’islam, sans parler des enfants enlevés et élevés dans des familles musulmanes. Le gouvernement des Jeunes-Turcs, responsable de ce premier génocide du XXe siècle, planifia, en s’appuyant sur les Kurdes, une extermination systématique dont l’horreur et la cruauté dépassèrent toute imagination. Bien des raisons poussèrent les Jeunes-Turcs à perpétrer ce génocide, comme l’éveil des nationalismes (peur que les Arméniens voulussent leur indépendance), la « Questions d’Orient » (volonté des grandes puissances de se partager l’Homme malade), la peur de perdre le territoire de l’Arménie, stratégique pour l’empire, les relations avec la Russie et la politique panturque centrée sur l’identité turco-sunnite.

Continue reading Un siècle éprouvant pour les chrétiens d’Orient, 1916-2016, in EGMIL, juillet-août 2016.

Merci Grégoire Haddad (1924-2015)

Article paru dans le bulletin 277 de Solidarité-Orient (Belgique), janvier-mars 2016

Le 23 décembre 2015, le Liban perdit l’une de ses grandes figures. Le père Grégoire Haddad, ancien archevêque grec melkite catholique de Beyrouth, né en 1924, rejoignit la maison du Père. Celui qu’on appelait « l’évêque rouge » en raison de son engagement pour les pauvres, de ses positionnements politiques et de sa militance novatrice pour la laïcité au Liban, était un personnage très controversé dans les années 1970.

Pour d’aucuns hérétique, notamment en raison de ses positionnements théologiques dans la revue Afak, il fut considéré par d’autres comme porteur d’un projet de renouveau et de libération, pour les Églises, pour les religions, pour la société, pour la patrie, mais surtout pour « tout homme, tout l’homme », comme il se plaisait à répéter. Théologien, plus par nécessité que par carrière, il livra quelques écrits d’une audace particulière dans le contexte du Liban des années 1970. Ses réflexions révélant une éthique d’amour chrétienne et humaniste appelaient à une double libération, celle du Christ et celle de l’homme. Le Christ devrait être libéré des dévotions, théologies et spiritualités qui aliènent son image, de l’identification avec l’Église qui ne doit pas prendre sa place, des chrétiens qui ne rendent pas toujours un bon témoignage de lui, du christianisme, sujet d’influences culturelles, artistiques, politiques et linguistiques, de l’emprise de la philosophie, de la théologie et des sciences religieuses. L’homme devrait être libéré de ses servitudes intérieures : le péché, la loi, le complexe de la sexualité, l’amour possessif, les mauvais désirs et passions… et des servitudes extérieures : la misère, le racisme, l’exploitation… Quant au projet de « laïcité globale », il reste vivant à travers ceux qui y croient, mais aussi grâce à ceux qui militent en sa faveur à travers plusieurs associations, fondées par le père Haddad ou inspirées par lui. Alors qu’on assimilait la laïcité à l’anticléricalisme, l’évêque rouge prêchait une laïcité positive envers les religions, une laïcité dont il trouva une partie des justifications dans les textes sacrés eux-mêmes, la Bible et le Coran. Loin de s’opposer à la religion, la laïcité telle qu’il l’entendait en était la garante et la purificatrice.

Cette brève notice biographique est nécessaire, mais mon intention n’est pas de rédiger une étude sur la pensée de Haddad, je l’ai déjà fait à maintes reprises et de manière détaillée. Je voudrais par contre livrer un témoignage succinct, car sa pensée me marqua, m’influença et fit partie intégrante de mon évolution théologique. À l’encontre de beaucoup de personnes qui suivirent le père Grégoire de près, je ne le connus que quelques années seulement avant sa mort, en 2007 à travers ses écrits, et à partir de 2008 sur son lit de convalescence où il passa de longues années. Je ne suis donc ni un militant de la première heure ni un fidèle de son Église. Davantage, lorsque je lisais pour la première fois ses écrits sur la laïcité et la libération, je professais des options politiques et théologiques bien distantes des siennes. Cependant, la pensée de cet homme venant d’une autre époque sut trouver son chemin vers ma raison, la toucha et participa à sa maturation.

C’est mon ami Mouchir Aoun qui, conseillant des auteurs pour ma thèse de doctorat en théologie, me suggéra les écrits de Grégoire Haddad. Je ne savais de lui que ses démêlées avec la Congrégation pour la doctrine de la foi qui résultèrent en la déclaration de l’orthodoxie de sa théologie, mais aussi, en sa démission de son siège épiscopal. Néanmoins, une fois ma recherche entamée, je constatai qu’une théologie libérationnelle et audacieuse était possible au Liban, et qu’une expression de foi contextualisée ne relevait pas uniquement de l’ordre du souhait, mais qu’il existe des personnes engagés sur ce chemin.

La puissance de la théologie de Haddad réside dans le fait qu’elle se transforma en un héritage qui dépasse son auteur. Elle est libre au point de s’affranchir de son créateur même et de pouvoir toucher une personne qui la lut trois décennies plus tard, en y découvrant une actualité déconcertante. Par ailleurs, cette théologie eut pour moi davantage de poids lorsque je visitais Haddad dans son lieu de convalescence. Il était cloué dans son lit depuis plusieurs années, victime d’une ostéoporose et bien affaibli. Lors de nos rencontres, il ne pouvait parfois plus poursuivre l’échange, tellement la fatigue et l’épuisement physique étaient importants. Nonobstant, je pus percevoir face à moi un homme d’une humilité authentique, d’une gentillesse débordante et d’une volonté de témoignage évangélique manifeste. Encore plus que la pensée, la personne me toucha au point que je lui écrivis dans les remerciements de ma thèse de doctorat : « Nos rencontres, vos paroles me marqueront à vie. »

Depuis ces temps, beaucoup de choses se sont passées, et je suis désormais professeur de théologie et de philosophie à l’université catholique de Lille. Mais si j’en suis arrivé là, c’est surtout grâce à ceux qui m’ont porté, par leur personne et par leur pensée. Cet humble témoignage dit toute ma gratitude au père Grégoire. Que sa mémoire soit éternelle !

Antoine Fleyfel

Mars 2016