La problématique des réfugiés syriens au Liban
Depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011, la question des réfugiés syriens n’a eu de cesse d’intervenir dans l’actualité et dans le débat public. L’Europe en subit les conséquences à travers les flux migratoires qui ont été source d’inquiétude pour d’aucuns, opportunité économique pour certains et carburant idéologique pour d’autres. Angela Merkel, qui accepta d’accueillir en Allemagne des centaines de milliers de réfugiés, le paya cher politiquement. Incapable de satisfaire tous les besoins d’accueil des réfugiés sur son sol, l’Union européenne, qui établit des quotas d’accueil selon les États membres, opta pour une politique d’aide financière aux pays entourant la Syrie, afin de limiter le mouvement de migration vers ses terres. Le Liban, la Jordanie et la Turquie sont trois pays qui jouxtent la Syrie et accueillent le plus grand nombre de réfugiés en dehors de la Syrie. Ils reçoivent cette sorte d’aide qui s’ajoute à d’autres, notamment celle relevant des organisations internationales.
Au Liban, la question des réfugiés ressemble à une histoire tragique où se mêlent misère humaine, instrumentalisation politique et imaginaire identitaire. Cet article cherche à faire la lumière sur la question.
Le contexte
La guerre syrienne est la cause du mouvement migratoire. Plusieurs camps s’y sont opposées ou s’y opposent toujours, engageant des puissances locales, régionales et internationales, donnant parfois à ce conflit l’allure d’une guerre mondiale. Durant plus de huit ans, il est responsable de l’un des plus grands déplacements de populations depuis des décennies. La plupart des réfugiés en dehors de la Syrie se sont installés dans les pays limitrophes, dont le Liban, qui accueille le plus grand nombre de réfugiés proportionnellement à sa population. Comprendre cette présence doit tenir compte de certains facteurs.
Il faut d’emblée rappeler que le Liban possède une expérience dans le domaine. À la suite des génocides commis par les Jeunes Turcs lors de la Première Guerre mondiale, le Liban accueillit un nombre important de réfugiés, surtout des Arméniens. Leur intégration fut réussie dans une société dont ils sont une composante incontournable. Mais l’autre expérience libanaise ne fut pas si heureuse, car la présence de réfugiés palestiniens fut très problématique et l’est toujours. Une partie des Libanais les tiennent responsables du déclenchement de la guerre en 1975.
Ajoutons à cela l’occupation syrienne du Liban 1976-2005 qui laissa des séquelles profondes dans le camp anti-syrien. Même après le retrait syrien, la vie politique libanaise évolua sous la tension de deux blocs antagonistes, l’un pro-syrien, l’Alliance du 8 mars[1], l’autre anti-syrien, l’Alliance du 14 mars[2]. Dussent ces appellations devenir vagues en 2019, les positionnements fondamentaux des uns et des autres n’ont pas changés.
Dans ce contexte, la présence des réfugiés syriens sur le sol libanais ne peut malheureusement pas s’apparenter uniquement à une crise humanitaire, car elle fait, sans le vouloir, partie des différents enjeux politiques.
L’afflux vers le Liban
L’afflux des réfugiés évoluait au rythme des combats en Syrie. Ils sont estimés aujourd’hui à environ 1,5 million[3], dont le tiers n’est pas inscrit auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNUR).
La politique de l’État libanais complique leurs conditions de vie. Il leur refuse le statut de « réfugiés » impliquant des mesures obligatoires, et les considère comme « déplacés », ce qui sans l’engager, lui laisse une large marge de manœuvre coercitive. De plus, aucune politique nationale n’a été conçue face à la crise, et le Liban a refusé la création de camps massifs, craignant la reproduction du modèle palestinien. Livrés à eux-mêmes, les réfugiés syriens doivent choisir entre la vie dans des camps précaires où seules les structures en bois ou en bâches plastiques sont autorisées, et la location de chambres d’hôtels ou d’appartements à des prix difficilement abordables pour beaucoup. La majorité se retrouve dans des régions frontalières avec la Syrie, à la merci des propriétaires des terres louées pour les tentes, ainsi que dans les zones les plus défavorisées socialement et souffrant de chômage[4]. La recherche de logements avait causé à partir de 2012 une inflation que subissent en plus des Syriens, les classes pauvres et même moyennes du Liban. Cette situation profite aux détenteurs des capitaux.
Jusqu’à fin 2014, le Liban maintint ses frontières ouvertes, autorisant la libre circulation des Syriens. Mais la situation politique imposa un virage. Au début, le Courant du Futur (sunnite) et ses alliés, hostiles au régime syrien, s’étaient montrés favorables aux réfugiés qu’ils utilisaient comme carte contre le 8 mars. La résistance du régime d’Assad et la prolongation de la guerre les rendit plus pragmatiques. Désormais, plutôt que d’être considérés comme des alliés, ils furent perçus comme un facteur déstabilisateur du Liban. Ainsi, le gouvernement décréta une série de mesures pour réorganiser la présence des réfugiés et garantir la sécurité. À partir de janvier 2015, il fallait un visa au prix dissuasif pour nombre de Syriens (200 $). En mai 2015, le gouvernement a officiellement demandé au HCNUR d’arrêter d’enregistrer des réfugiés. L’année suivante, un ministère d’État pour les Déplacés fut créé pour gérer les affaires des réfugiés syriens.
Sur le terrain, les municipalités, districts ou gouvernorats sont les premiers concernés par la crise, mais aussi certains ministères. Plus d’une centaine d’organisations internationales apportent leur aide, dont principalement l’ONU et ses différentes organisations tel l’UNICEF, mais aussi des organisations internationales comme Caritas, le Croissant rouge ou le Programme alimentaire mondial. Des associations locales sont de même en œuvre, notamment de la société civile.
Une situation inhumaine
La question des réfugiés syriens constitue l’une des plus grandes catastrophes humaines depuis la Seconde Guerre mondiale. Pauvreté, violence, malnutrition, précarité et racisme sont des lots quotidiens qui les accompagnent.
Sur le plan de la pauvreté, les chiffres avancés sont conséquents : 70 % vivraient en-dessous du seuil de la pauvreté, disposeraient de moins de 3 euros par jour et ne pourraient subvenir à leurs besoins alimentaires quotidiens sans aide. Le fait que 87 % des réfugiés vivent dans les régions les plus pauvres du Liban[5] n’arrange pas les choses, d’autant plus que les 17 % les plus précaires vivent dans l’un des 1700 camps de fortune. Ce contexte est responsable du développement de la violence contre les femmes, de la prostitution et du proxénétisme.
La précarité des camps rend leurs habitants particulièrement vulnérables aux intempéries. Les chutes de neige, les pluies torrentielles et les tempêtes ravagent les habitats et les rend invivables. Même en l’absence d’intempéries, les réfugiés doivent faire face au défi de se chauffer et compter sur les aides qui peinent parfois à arriver. De plus, les camps manquent de réseaux d’égouts, l’électricité y est difficile d’accès et les particuliers sont obligés de payer pour débarrasser leurs déchets. La moitié est composée de femmes et d’enfants qui sont envoyés pour travailler dans les localités environnantes pour subvenir aux besoins des familles. Tous ces éléments ne sont pas leurs seuls soucis, car l’État libanais qui considère tous les camps comme illégaux, peut intervenir à n’importe quel moment pour détruire des constructions considérées non conformes.
Les mesures administratives du gouvernement libanais et leurs lenteurs, ainsi que le montant de 200 $ imposé pour le renouvellement du titre de séjour mettent de plus en plus de réfugiés dans des situations illégales dont les conséquences sont importantes. Par exemple, seul le quart des Syriens âgés de plus de 15 ans sont en possession d’un titre de séjour régulier ; cela complique les procédures de mariage et l’enregistrement des enfants[6]. Seuls 0.5 % de Syriens ont des permis de travail, dont les conditions d’obtention sont très difficiles.
Ce contexte compliqué est supposé inciter au retour, d’autant plus que la situation s’est relativement stabilisée en 2019, l’État syrien ayant reconquis presque les deux tiers de son territoire. Des mouvements de retour ont pu être constatés ces dernières années, chapeautés par le Hezbollah, les Russes et la Sûreté générale au Liban. Selon cette dernière, 172 046 sont rentrés entre décembre 2017 et mars 2019, presque 10 % des présents sur le sol libanais. Plusieurs facteurs empêchent ces retours, dont la crainte de représailles, d’interrogatoires, de torture, de prison ou du service militaire, sans oublier le chômage. Certains se sont accoutumés aux conditions de vie au Liban, additionnant les aides au petit pécule qu’ils peuvent obtenir de leur travail au noir.
Réalité, démagogie et racisme
La présence des réfugiés syriens pose indubitablement un problème au Liban, d’un point de vue économique, humain et social. Néanmoins, force est de rappeler que le Pays du Cèdre souffrait sur le plan économique et politique avant l’afflux des réfugiés, et que les Libanais ont recourt à la main-d’œuvre syrienne depuis plus d’un demi-siècle, car bon marché. Or, nombre de discours en font des bouc-émissaires, responsables de tous les maux, un argument majeur pour gommer l’incompétence, la corruption et l’esprit confessionnel qui caractérise des politiciens au pouvoir depuis des décennies.
L’argument économique est le premier avancé. La présence des réfugiés est sans doute un facteur sérieux de déstabilisation -même s’ils participent aussi à la vie économique-, le pays étant actuellement dans une situation extrêmement dangereuse qui frôle la faillite. Néanmoins, ils ne sont pas à la source d’une crise économique qui précède leur arrivée et qui dépend de beaucoup de facteurs les dépassant, dont principalement la corruption et le clientélisme au sein de l’État, et une conjoncture internationale compliquée.
Nonobstant cela, cette réalité économique appuyée par des rappels du passé, firent du réfugié une persona non grata, l’occasion de la création de discours démagogiques et de comportements racistes. D’une manière globale, les réfugiés sont considérés : comme une menace existentielle pour la communauté chrétienne puisqu’ils compromettent une démographie confessionnelle déjà fragile ; comme une menace sécuritaire (et aussi démographique) pour la communauté shiite, le Hezbollah étant engagé auprès du régime syrien ; et comme une menace économique pour les régions sunnites défavorisées où ils se trouvent en masse[7]. Des imaginaires libanais sont tellement en ébullition que des faits divers peuvent prendre des proportions énormes. Comme le meurtre d’une jeune femme par un Syrien à Mizyara dans le nord en septembre 2017. Les réactions avaient dégénéré en protestation générale.
Par la suite, plusieurs manifestations hostiles eurent lieu, notamment dans les régions chrétiennes, organisées pour certaines par les partis politiques[8], appelant les syriens à rentrer chez eux. Ces manifestations rajoutées aux mesures vexatoires prises à l’encontre des Syriens dans nombre de villes et villages (couvre-feu) et par l’État faisant campagne pour empêcher leur embauche, révèlent un sentiment anti-syrien croissant au Liban, fondé sur l’argument majeur de l’économie[9]. Les discours démagogiques, l’imaginaire et les mémoires blessées se concrétisent par un racisme idéologique qui traverse toutes les communautés, et qui est fondé sur la peur et la haine du Syrien.
Qu’as-tu fait de ton frère ?
Toute lecture binaire de la situation des réfugiés syriens au Liban est nécessairement tronquée. Si les discours et les comportements racistes sont absolument à bannir, et si un imaginaire accuse les Syriens de moult maux, il ne faut pas sous-estimer les problèmes économiques et politiques sérieux que pose la présence des réfugiés et la nécessité de leur retour en Syrie. Si des comportements de l’État libanais et de certains politiciens sont condamnables, il ne faut pas mettre de côté la réalité de manque de fonds, le passé du Liban et les craintes légitimes de ses communautés malgré les exagérations identitaires. Lorsque le Liban résiste à une volonté internationale voulant intégrer les Syriens dans le marché du travail libanais, il faut tenir compte de la réalité du chômage des Libanais et de la crainte de l’établissement des Syriens au Liban, laquelle réveille plus d’un démon, dont celui des réfugiés palestiniens.
Dans tous les cas, quels que soient les enjeux économiques et politiques, la dignité humaine doit rester un principe inaliénable que la foi ne peut considérer à l’écart de l’hospitalité. L’Écriture est sur ce plan très claire : « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers… » (Lev 19, 33).
Antoine Fleyfel
“La problématique des réfugiés syriens au Liban”, Bulletin de l’Œuvre d’Orient, n. 796, juil.-sept. 2019, p. 506-511.
[1] On y trouve principalement le Hezbollah (chiite), le Mouvement Amal (chiite) et le Courant Maradah (chrétien). Le Courant patriotique libre (chrétien) est politiquement proche de cette alliance.
[2] On y trouve principalement le Courant du Futur (sunnite), les Forces libanaises (chrétien) et le Parti progressiste socialiste (druze). Le parti Kataëb (chrétien) est politiquement proche de cette alliance.
[3] Le quart de la population du Liban.
[4] Selon les estimations récentes : 36 % Bekaa, Beyrouth et Mont-Liban 26 %, Nord 26 %, Sud 12%.
[5] Le programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) estime que 28.5 % de la population libanaise est pauvre, vivant à moins de 4 $ par jour.
[6]Les enfants qui naissent sans être enregistrés représentent 83 % des 130 000 enfants syriens nés sur le sol libanais.
[7]Dussent les sunnites ne pas protester au nom de la solidarité confessionnelle, nombre de statistiques montrent qu’ils considèrent d’une manière très majoritaire que les Syriens prennent leur travail.
[8] Notamment le CPL dont la question des réfugiés fit partie de sa campagne législative.
[9] Le taux de chômage estimé par le président lui-même était de 45 % en 2018.
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