Cet article a paru dans le numéro Hors-série d’octobre 2009 de l’hebdomadaire Témoignage chrétien.
François d’Assise est souvent présenté comme un guide particulièrement efficace pour le chrétien en quête de spirituel et d’action caritative. Tout en honorant cet aspect du personnage, Léonardo Boff effectue une lecture plus élargie qui embrasse le message de François dans toute son étendue. Et en particulier vers d’autres dimensions humaines, elles aussi fondamentales : le politique et le social.
L’ouvrage de Boff, François d’Assise, force et tendresse (1), montre que la fameuse « option préférentielle pour les pauvres », qui a suscité tant de débat dans l’Eglise catholique, puise certains de ses éléments constitutifs chez le Poverello. Ce dernier a grandement inspiré la lecture théologique contextuelle effectuée par le théologien brésilien : François offre à Boff une compréhension de l’évangile, du contexte vécu et de toute réalité à partir des pauvres.
Pour Boff, la pauvreté est un problème « fondamentalement politique » ; combattre cette blessure suprême qui déshumanise et aliène l’être humain, ne se fait pas moyennant des condamnations et des paroles. Combattre la pauvreté s’effectue à partir d’une praxislibératrice, d’une lutte pour, à partir et avec les pauvres. L’actualité politique de l’option de François se situe donc dans le regard posé sur les pauvres à partir des pauvres, et non à partir du riche ou du puissant.
Paternalisme
Boff situe le message de François dans le cadre des attitudes historiques de l’Église à l’égard de la pauvreté. Tout en restant fidèle à la tradition de Jésus et en maintenant au cours des siècles « un souci très aigu des pauvres », l’Église a eu trois attitudes de base, correspondant en gros à trois époques.
Première époque : jusqu’à Constantin, elle était une Église des pauvres, principalement constituée de pauvres. Deuxième époque : De Constantin à Vatican II, les circonstances mènent l’Église à jouer un rôle politique, d’où une différenciation qui s’instaure entre les simples fidèles, la base, et les dirigeants. La hiérarchie ecclésiastique s’allie au pouvoir politique et noue une alliance qui donne naissance à ce qu’on appelle la chrétienté. « Dans cette structure nouvelle, les pauvres […] se trouvent dans une situation inférieure et marginale. Ce qui ne veut pas dire qu’on les oublie. […] Malgré de notables exceptions, on regardera le pauvre selon la perspective du riche : il apparaîtra comme un inférieur, un indigent, comme l’objet d’une action caritative… C’est la forme qui définira cette action de l’Église pratiquement jusqu’à Vatican II ». Cette attitude « d’assistantialisme » suit une logique paternaliste. Le pauvre est « un fils mineur et sans défense ». En régime de chrétienté, les évêques assistent les pauvres et plaident leur cause auprès des riches, lesquels ont le devoir de partager leur surplus. Mais le problème de la pauvreté change à l’époque moderne ; l’Église est dépassée par la nouvelle donne sociale et ses encycliques, « incapables de franchir la rampe des appels », restent « bien en deçà de la contribution marxiste dans l’élaboration et l’organisation des luttes libertaires du prolétariat ». L’Église de cette époque était une « Église pour les pauvres », et pas une « Église avec les pauvres, et moins encore une Église des pauvres ».
Conversion
Troisième époque : aux alentours du concile Vatican II, l’Église est amenée à vivre parmi les pauvres, surtout dans le « continent des pauvres » : « au lieu de voir le pauvre dans la perspective du riche, elle commence à voir le pauvre avec les yeux du pauvre ». C’est aux conférences des épiscopats d’Amérique du Sud de Medellín (1968) et de Puebla (1979) que « l’Église latino-américaine a fait une claire option préférentielle et solidaire en faveur des pauvres », une option-conversion qui lui permet de dépasser « une vision purement moraliste et assistantialiste pour assumer une perspective politique ».
Retour au saint d’Assise : au début du XIII° siècle, les mouvements aspirant à un retour à une pauvreté plus ou moins fantasmée foisonnent (Patarins, Vaudois, Albigeois…). Ce phénomène est, selon Boff, « peut-être le plus radical de toute l’histoire spirituelle du christianisme ». Il s’y effectue un passage de la « libéralité envers les pauvres » à la « vie avec les pauvres », et là est la source de « l’option préférentielle pour les pauvres ». François se distingue par le fait qu’il ne cherche pas à reproduire la vie des premiers chrétiens mais plutôt à suivre et imiter le Christ. Il ne s’oppose pas à l’Église hiérarchique. La vie du saint ressemble selon Boff aux étapes de l’histoire de l’Église : au début, François vivait pour les pauvres, sans changer de lieu social. Ensuite, en se rendant dans leur milieu et en les assistant, il vivait avec les pauvres. Une troisième conversion le mène à vivre « commeles pauvres, pourvoyant à leurs nécessités, d’abord par l’aumône, puis au moyen de son travail ». Il passe d’une classe sociale à une autre. Il quitte le monde des grands dans lequel il vit et celui de la hiérarchie ecclésiastique, pour devenir « un frère de tous, sans aucun titre hiérarchique ». C’est à partir des pauvres qu’il réorganise « toute sa façon de comprendre sa vie personnelle, Dieu, le Christ, le sens de la fraternité ».
Délivrance
François vit deux genres de pauvretés : la disponibilité totale vis-à-vis de Dieu et l’identification aux pauvres contre la pauvreté. Son option est une antithèse dialectique à la bourgeoisie de son temps, incarnation d’une mentalité capitaliste, source d’injustices et d’appauvrissement. Le renoncement du saint aux richesses du monde est une « expropriation » qui délivre de « l’appropriation » capitaliste. Là où le capitalisme procure la sécurité, porte préjudice au prochain, blesse, exploite, rabaisse la valeur humaine… l’esprit franciscain procure la liberté par rapport à autrui, la délivrance du désir d’avoir raison et de dominer : « Être exproprié, c’est être petit, servir le royaume de Dieu, se convertir. C’est la meilleure façon de marcher à la suite du Christ ». Cette antithèse au capitalisme trouve en son centre une valorisation radicale de « l’union fraternelle avec les plus petits et les derniers, et surtout avec le Serviteur souffrant, Jésus-Christ ». La pauvreté devient le chemin à suivre pour atteindre une fraternité humaine entière. Cette exigence est radicale au point que « pour aider les pauvres, il vaudrait même la peine de dépouiller de ses bijoux et de son or la statue de la Vierge ». Les pauvres sont désormais le point central, et cela est une «incommensurable libération », une invitation adressée au monde actuel pour vivre d’une manière nouvelle la solidarité et l’engagement. Boff sait bien que l’exemple de François ne peut être suivi par une société entière, mais seulement par des individus ou des petites communautés. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’une manière nouvelle d’affronter la situation de la pauvreté, un leitmotiv, une puissance spirituelle qui se concrétise dans un vécu social et politique, puisque « le pauvre est considéré comme une manifestation de la divinité ».
François est donc une figure majeure de libération, parce qu’il renverse les concepts et pousse à une véritable praxis politico-sociale. Cette vision pousse à ne pas lire la situation des pauvres du point de vue des riches. Boff se réjouissait au début des années 1980 de ce que l’Église post-conciliaire, qui avait osé adopter en Amérique latine les réflexions de la théologie de la libération, soit délivrée des contraintes que la chrétienté avait imposées. Son renoncement à sa charge sacerdotale en 1992 et tous les démêlés qu’il a pu avoir avec la hiérarchie lui auront-ils fait changer d’avis sur ce sujet ?
Que devient Leonardo Boff ?
Son site Internet leonardoboff.com consultable en anglais, espagnol et portugais, contient beaucoup d’informations sur ses activités. Il y affirme avoir changé de tranchée, mais pas de combat. Boff se considère toujours comme un théologien de la libération ; il écrit, enseigne et donne des conférences dans ce sens.
Boff concrétise depuis des années des réflexions écologiques qu’il avait déjà formulées dans son livre sur François d’Assise. Résidant dans une région sauvage dite « écologique » à Petrópolis, le théologien et sa femme militent pour les droits de l’homme dans le cadre d’un nouveau paradigme écologique.
Antoine Fleyfel
01.10.2009
(1) Leonardo BOFF, François d’Assise, force et tendresse. Une lecture à partir des pauvres, Cerf, Paris, 1986, 217 p. Toutes les citations sont tirées de cet ouvrage.
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