Nombre de partisans du sacerdoce marié se sont réjoui de la « brèche » qui aurait été ouverte par Anglicanorum Cœtibus, la constitution apostolique de Benoît XVI publiée le 9 novembre 2009. Elle annonçait la mise en place d’une structure destinée à accueillir au sein de l’Église catholique des fidèles et institutions de tradition anglicane. Le théologien suisse Hans Küng, qui s’est exprimé dans plusieurs journaux européens, considère les nouveaux ordinariats créés par la Congrégation pour la doctrine de la foi comme une « mini-Église anglicane unie », dotée d’un clergé marié qui sera considéré comme étant « de seconde zone » (Le Monde, 28.10.2009). Un jugement sévère, qui mérite analyse. Un éclairage sur cette question peut être donné à partir de la situation des Églises catholiques orientales, presque toutes « unies », c’est-à-dire conservant leur rites propres tout en faisant partie de l’Église catholique, et dotées pour la plupart d’un clergé marié souvent objet de discriminations.
Une nouvelle forme d’uniatisme ? La déclaration de Balamand, adoptée en 1993 par la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe, considère l’uniatisme comme une « méthode du passé » qui « ne saurait être un modèle de l’unité ». On pourrait pourtant se demander en lisant Anglicanorum Cœtibus si l’Église romaine n’élaborerait pas un nouveau genre d’uniatisme. Un argument de taille s’oppose d’emblée à cette interprétation : ce n’est pas l’Église romaine qui a provoqué le départ de certaines communautés anglicanes. C’est surtout la Traditional Anglican Communion qui a demandé à rejoindre l’Église catholique. En cela, le Saint Siège ne peut être accusé de prosélytisme ou d’incitation à l’uniatisme.
Et pourtant. Les communautés anglicanes reçues posséderont « une personnalité juridique publique de plein droit (ipso jure) » (AC, I, 3) qui n’est pas sans rappeler le statut canonique « sui iuris » des Églises orientales catholiques presque toutes uniates. Bien sûr, le statut « ipso jure » suppose, au plan juridique, l’assimilation des ordinariats anglicans à un diocèse, ce qui n’est pas le cas pour les Églises « sui iuris », patriarcales pour la plupart. Mais l’autonomie, au moins rituelle, reste de mise et le Saint-Père demeure la référence ultime dans les deux cas.
Anglicanorum Cœtibus maintient aussi le centralisme romain par le biais de liens hiérarchiques étroits et ne relève en rien de l’esprit de collégialité épiscopale prôné par les Églises orthodoxes et anglicanes en référence à l’ecclésiologie du premier millénaire. La constitution dogmatique Lumen Gentium promulguée lors du Concile Vatican II est bien citée dans le texte d’Anglicanorum Coetibus, mais pour rappeler que l’uni?que Église du Christ subsiste dans l’Église catholique gouvernée par le successeur de Pierre… Pour que les autres Églises soient pleinement Églises, il faudrait donc qu’elles se soumettent au pape dans le cadre d’une ecclésiologie qui dépend plutôt du second millénaire. Singulière conception de l’œcuménisme.
Des prêtres de seconde zone ? Anglicanorum Cœtibus n’innove par ailleurs en aucune matière en ce qui concerne le sacerdoce catholique marié. Les exceptions qu’elle permet sont pratiquées depuis plusieurs siècles par les Églises orientales catholiques, dans le cadre de leurs territoires patriarcaux. Au contraire, la Constitution effectue une double régression : l’une par rapport à la discipline de nombre d’Églises orientales catholiques où le statut du prêtre marié est canoniquement « normal », et l’autre par rapport à la discipline anglicane qui autorise le mariage d’un prêtre célibataire.
Les Églises orientales catholiques ont eu des rapports divers avec le sacerdoce marié. Certaines, dans une perspective de romanisation poussée, ont éradiqué, ou presque, cette discipline, telles les Églises syro-malabare, arménienne catholique et syriaque catholique. D’autres comptent toujours un nombre considérable de prêtres mariés, comme les Églises maronite, grecque melkite et ukrainienne catholique, ce qui n’exclut pas les tendances de beaucoup d’évêques latinisants en leur sein qui veulent favoriser le modèle latin de célibat sacerdotal. Il existe souvent, surtout en Orient, de fortes discriminations à l’endroit du clergé marié : on lui confie rarement des postes clefs dans le cadre des diocèses, et on le conçoit plutôt comme villageois. Et même si l’admission d’hommes mariés au sacerdoce ne relève pas d’une dispense canonique, des évêques compliquent leur réception, et certains séminaires ont été créés spécialement à leur attention, dans le but surtout de les séparer des séminaristes célibataires, lesquels reçoivent une formation réputée supérieure. Cette discrimination atteint son apogée lorsque ces prêtres mariés émigrent dans les pays occidentaux où, en principe, ils n’ont pas le droit de célébrer les sacrements, même auprès de leurs propres communautés ecclésiales. Quelques très rares exceptions sont faites à cette règle pour des raisons dites « humaines » et au cas par cas : un très petit nombre de prêtres mariés a donc reçu l’autorisation de célébrer les sacrements, auprès de sa communauté orientale « délocalisée », et bien sûr le plus discrètement possible.
Si, selon les droits particuliers de certaines Églises sui iuris, le presbytre peut être célibataire ou marié, la création d’ordinariats (équivalent du diocèse) pour les anglicans n’affecte en rien le droit canonique latin. La voie régulière qui s’applique aux anglicans unis reste celle du célibat : « l’ordinaire [NDLR : l’évêque] n’admettra en règle générale (pro regula) que les hommes célibataires à l’ordre des prêtres » (AC, VI, 2). Ceux-ci ne pourront pas se marier après leur ordination (règle en vigueur en Orient) comme la tradition anglicane les y autorise pourtant : « Les ministres célibataires se soumettront à la règle du célibat clérical » (AC, VI, 2). L’ordination d’hommes mariés serait ainsi une exception à la règle, possible seulement moyennant une autorisation spéciale du Saint Père, toujours au cas par cas, et « en fonction de critères objectifs approuvés par le Saint-Siège ». Les normes complémentaires de la Constitution ajoutent que ces ordinations répondent aux « nécessités de l’ordinariat ». Quelles se?raient ces nécessités ? S’il y a suffisamment de prêtres au service, l’ordination d’hommes mariés serait-elle toujours une option ?
Exception ? C’est dans ce cadre que l’on peut souligner, encore une fois, les aspects assimilateurs de la Constitution. Puisqu’il est difficile de passer outre la tradition du sacerdoce anglican marié, celui-ci n’est que toléré d’une manière exceptionnelle. Jusqu’au jour où il y aura peut-être suffisamment de prêtres célibataires ? Même chose pour les ordinaires (qui correspondent aux évêques) qui peuvent être prêtres mariés, comme ce sera le cas des ex-évêques anglicans mariés. L’exception vaudra-t-elle encore lorsqu’il y aura suffisamment d’ordinaires célibataires ? Par ailleurs, les notes complémentaires (nc) de la Constitution se chargent de confiner les exceptions à la règle du célibat dans le stricte cadre de l’ordinariat. Elles stipulent que « l’ordinaire ne peut accepter comme séminaristes que les fidèles qui font partie d’une paroisse personnelle de l’ordinariat ou ceux qui sont issus de la communion anglicane et ont rétabli la pleine communion avec l’Église catholique » (AC, nc, X, 4). On peut d’ailleurs se demander si ces prêtres mariés auront le droit de célébrer dans des paroisses latines, ou de concélébrer avec des prêtres latins. La constitution reste ambiguë sur ces questions, mais l’expérience des orientaux n’est pas encourageante.
In fine, même si Anglicanorum Cœtibus donne l’impression d’ouvrir une brèche sur la question du sacerdoce catholique marié, la réalité des choses, appréhendée à la lumière de l’expérience et de l’histoire des Églises orientales catholiques, suggère bel et bien le contraire. L’Église catholique a beau admettre de façon exceptionnelle l’existence d’un sacerdoce marié en son sein, celui-ci reste fortement discriminé et mis à l’écart. Considérer l’ordination sacerdotale d’hommes mariés, ex-prêtres anglicans, comme relevant de dispenses à la règle du célibat sacerdotal montre que, loin de vouloir abroger la règle disciplinaire du célibat sacerdotal, l’Église latine durcit encore sa position sur la question.
Antoine Fleyfel
28.01.2010
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