Il est presque impossible qu’un Libanais chrétien – toutes confessions confondues – ne connaisse pas les chants du Père Mansour Labaky. La raison n’en est pas seulement la simplicité et la beauté pénétrante de la mélodie, mais aussi les thèmes qui y sont abordés. Ces chants ont pris leur essor à l’aube de la guerre libanaise (1975), lorsque Abouna[1]Mansour y a exprimé la situation de désastre que vivaient les Libanais. Et ainsi, tout un chacun s’est retrouvé dans ces thèmes qui abordent l’enfance, l’amour de Dieu, la joie, le pardon… et la guerre.
En 2008, le Liban souffre toujours, « nos visages sont tristes », « l’amour a disparu », « la haine se fait un nid dans nos poitrines » et l’immigration se constitue en identité nationale. Si la situation économique y est pour beaucoup, c’est la guerre qui a « visité notre terre » qui est la source de tous les maux. Ces quelques lignes voudraient essayer d’éclairer le thème de la « guerre » et de son dénouement à partir de quelques-uns des poèmes de Mansour Labaky[2].
Le thème de la « guerre » s’inscrit chez Abouna Mansour dans un cadre nostalgique qui a comme horizon l’espérance en Dieu qui donne la paix. C’est à travers la nostalgie des temps heureux désormais révolus qu’est perçu le mal opéré par la guerre qui instaure un ordre différent, celui du « tombeau de l’enfance, de la tromperie et du cœur qui est dépendant de la laideur ».
Cette nostalgie se constitue en un chant cosmique à l’échelle du Liban, car ce n’est pas seulement l’homme qui souffre, mais toute la nature avec lui. La guerre dévaste les gens du Liban et sa terre. La demande du retour aux temps de la paix s’effectue au nom des « orphelins », des « martyrs », de « ceux qui pleurent », et aussi au nom des « vallées », des « oiseaux » et des « fleurs des champs ». C’est une nostalgie d’un ancien paradis qui n’est pas sans frôler la pensée de Saint Ephrem sur le Paradis : « Rends-nous l’amour et le bien dans une terre qui était pour tes parents une patrie. Rends-nous nos poèmes, toi notre espérance, le Dieu de l’impossible. Nous marchons vers toi, vas-y, complète notre chemin ».
Ainsi, la guerre n’est pas une constituante du Liban qui est à la base une terre de paix, c’est une entité étrangère qui « le visite » et qui « chasse la paix ». Ses effets sont dévastateurs, elle crée des « théâtres de la peur », des « paysage de destruction », « la sécheresse ». La souffrance qu’elle inflige touche l’homme et la terre du Liban : « Nous avons oublié l’odeur des fleurs, et le plaisir d’être dans les jardins, nos crayons se sont transformés en fusils, et nos maisons sont devenues des tranchées ». La responsabilité de cette guerre incombe aussi aux Libanais : « nous avons brûlé le blé de nos plaines, et nous avons semé à leur place des bombes, nous avons tué dans nos esprit l’enfance, et l’ombre de l’horreur a pénétré nos maisons ».
L’effet le plus dévastateur de la guerre est celui de l’absence du Seigneur qui a été chassé du Liban. Le Père Labaky crie vers lui en lui demandant : « au Liban reviens Seigneur, reviens ». Cette demande est effectuée au nom de la « mère qui pleure ses enfants morts durant la guerre », au nom des « déportés », au nom des « orphelins », du « martyr », de la « fontaine » et de « l’arbre ».
Mais malgré le « crime qui a remplacé la sérénité », le dernier mot n’est pas à la guerre, mais à la foi et à l’espérance qui sont la réponse au mal meurtrier. Malgré « les horreurs de la guerre », « mon chemin est vers toi ». Par la puissance de la foi, le « Liban bâtit la paix », comme si elle est déjà là, comme si la guerre est vaincue. La foi « fermera les théâtres de la peur », « effacera les ruines et la douleur», « dans les yeux mettra reflet de ciel » et « donnera au désert flocons de miel ». La foi est libératrice de la guerre, c’est à son niveau que réside le salut du Liban. Elle libère la nature qui « célébrera la saison des blés », « la pensée qui ne sera plus otage », « le rêve dont nous remplirons nos pages » et « de l’exil fait revenir l’amour » ; par la foi « la paix devient notre horizon » et « la nuit s’ouvre sur un matin».
C’est au niveau de l’Incarnation que Abouna Mansour situe la culmination de l’éradication de la guerre. Si ce pôle sotériologique l’inspire plutôt qu’un autre, ceci est certainement dû à l’expérience radicale de l’enfance qu’il a faite durant sa vie. Durant la nuit de Noël, « la haine s’enfuit» et « la paix est semée », « la terre fleurit » et « la joie est glanée ». Et même si les chrétiens orientaux chantent plutôt ce chant durant la fête de la Nativité ou, au plus, durant la période de l’Avent, Noël ne se limite pas pour le Père Labaky au 25 décembre. Noël est un état qui peut être vécu dans diverses circonstances, toute l’année durant. Celles-ci peuvent être résumées en trois catégories d’attitudes : la première attitude consiste en « l’amour du prochain » à qui on « donne à boire », qu’on « vêtit », de qui on « «sèche les larmes » et à qui on « transmet l’espérance ». La deuxième catégorie touche la vie intérieure de chacun qui devrait « aller vers l’autre sans tromperie », « sans sentiment de vengeance », qui « trouvera la froideur disparue de son cœur » et qui « trouvera son âme fondue en Dieu ». La troisième catégorie est religieuse, elle consiste en un « recueillement devant la crèche », une « prosternation sans rébellion », « une paix au sortir de mes mains », et en « une vie de Son Esprit pour toujours ».
Le Liban souffre de la souffrance de l’Orient. Mais malgré l’injustice et tout le mal qui se manifeste à travers l’aliénation économique de l’homme, l’ébranlement de ses attaches patriotiques par l’immigration et sa destruction par la guerre, malgré tout le sombre paysage qui règne, les chants de Mansour Labaky invitent à la foi en l’impossible, à la foi en l’amour qui est plus fort que la haine, à l’espérance qui est plus grande que la destruction, à la vie qui est plus forte que la mort. Dieu, libère, la foi libère. Ah si les témoins de Dieu étaient plus nombreux, afin que par le don de leurs vies, le Seigneur effectue une libération radicale du Liban, libération qui n’est pas seulement pardon des péchés et eschatologie, mais aussi droiture sociale et politique, justice pour les pauvres et pour les malheureux. Oh Seigneur, « comme la pluie, que la paix pleuve sur nous, sur notre pays ».
Dr Antoine Fleyfel
12.06.2008
* Prêtre maronite, poète, compositeur et écrivain. Dès 1977, le Père Mansour Labaky prend en charge des orphelins de guerre, provenant des quatre coins du Liban.
[1] « Père » en dialecte libanais
[2] Cette étude s’appuie sur 7 chants composés et rédigés par Père Mansour : « Al Harbu Zarat », « Amantu », « Ilahi Ilahi », « Tuqfalu Masarihul Junun », « Kirmalin Nab’a », « Laylatal Milad » et « Ya Rabbass Salami ». Ceux-ci se trouvent dans : P. Mansour LABAKY, Cantate Domino, Psaume et chants spirituels (en arabe), Mansourieh, éditions Lo Tedhal.
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