Si le conflit israélo-palestinien est l’otage d’une pléiade de facteurs alliant histoire et géopolitique, d’autres pressions d’ordre socioéconomique et idéologique exercent une influence déterminante. C’est notamment le cas du puissant lobby sioniste chrétien aux États-Unis. S’ils puisent leur discours dans une théologie à fortes implications politiques, les sionistes chrétiens ne se reconnaissent pas dans un seul courant évangélique (pentecôtiste ou charismatique etc.) et garantissent un soutien quasi inconditionnel et des plus efficaces à l’Etat hébreu de la part de Washington.
“Regarder Israël c’est voir le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob tenir ses promesses” (…) “Comme vous-tous, ma passion pour Israël vient de ma foi chrétienne. Les chants de la terre et du peuple d’Israël étaient les hymnes de ma jeunesse. Comme nous le faisons pour nous et les nôtres, nous prions pour la paix de Jérusalem et de tous ceux qu’elle appelle chez elle. C’est vraiment le plus grand privilège de ma vie que de servir comme vice-président un président qui s’intéresse si profondément à notre allié le plus chéri “. L’auteur de ce discours prononcé en juillet 2017 lors de la réunion annuelle de l’organisation Christian United for Israel,le plus important réseau de chrétiens en faveur d’Israël, n’est autre que Mike Pence, le vice-président américain. Ce fils d’Irlandais catholiques, converti à l’évangélisme et adepte du Born Again, ne peut être plus explicite.
Précipiter le retour du Christ sur terre
Baptistes, Pentecôtistes, Méthodistes, Presbytériens, Adventistes etc… autant d’églises évangéliques qui essaiment dans le Nouveau Monde. Massivement concentrés dans la Bible Belt, ces adeptes d’une lecture littérale du texte sacré sont fascinés par les prédictions apocalyptiques. Ils se perçoivent comme les derniers témoins de Dieu dans une humanité en perdition. À la marge de cette galaxie dévote, évolue depuis le XIXe siècle un mouvement religieux qui a progressivement gagné en ampleur : le sionisme évangélique. Ce courant hétéroclite compterait aux Etats-Unis plus de 100 000 pasteurs pour 40 millions d’adeptes (sur les 70 millions d’évangéliques américains). Les chrétiens sionistes considèrent comme un commandement divin d’aimer et de soutenir Israël et le peuple juif, élu par Dieu. Cette attachement est du reste raffermi par le mimétisme fort qui lie le messianisme américain des pères fondateurs à l’histoire du peuple hébreu. Bénéficiant de la bienveillance des Néoconservateurs, leur influence peut s’avérer parfois déterminant sur le terrain diplomatique.
Selon le philosophe et théologien Antoine Fleyfel, auteur d’un essai consacré aux fondamentalismes évangélique, sioniste et salafiste (voir encadré), le terme évangélique sioniste désigne un mouvement évangélique qui voit dans la création de l’Etat d’Israël une réalisation des prophéties bibliques préparant le retour du Christ en gloire (Christ Pantocrator) qui viendra juger les vivants et les morts. Croyant la fin du monde imminente, les évangéliques l’attendent avec impatience. Mais pour ce faire, encore faut-il que le « peuple élu » retourne à la « Terre promise », où il est censé embrasser la foi chrétienne.
Un discours apocalyptique
Le discours des évangéliques sionistes puise ses origines dans les visions apocalyptiques du livre de Daniel et du livre d’Ezéchiel ainsi que dans l’Apocalypse du Nouveau Testament. Par cet ancrage dans une tradition théologique et biblique, il s’inscrit en rupture avec le sionisme laïque des origines (alors minoritaire au sein du courant juif réformateur) tel que le très agnostique Theodore Herzl l’avait conçu comme réponse à l’antisémitisme européen. Il n’empêche que des liens étroits furent noués entre des chrétiens partisans d’un foyer national juif en Palestine et le théoricien du sionisme juif moderne, à l’instar du germano – britannique William Hechler, qui rencontra Herzl en 1896 et l’introduisit auprès de Guillaume II. Cette collaboration fructueuse se poursuivit au XXe siècle, les dirigeants sionistes surent jouer la fibre religieuse des dirigeants chrétiens qu’ils rencontraient, tels David Lloyd George, ministre des Finances puis Premier ministre britannique de 1916 à 1918, et lord Arthur Balfour.
C’est d’ailleurs en Grande Bretagne, que prospèrent les premières idées millénaristes inspirées du revivalisme (Great Awakening). Les écrits apocalyptiques populaires qui se propagent entre le XVII et le XIXe siècles témoignent d’un regain d’intérêt pour l’hébreu, la Bible hébraïque et la littérature rabbinique qui débouchera sur une fascination pour les prophéties et la place du peuple juif dans la trame eschatologique. Les exégèses des prophéties bibliques millénaristes relayées par les Britanniques Joseph Mede (1586- 1635) et Richard Baxter (1615 – 1691), font émerger l’idée que le peuple juif aura un rôle central dans le déroulement des événements apocalyptiques.
Mais c’est surtout l’anglais John Nelson Darby (1800-1882), ancien prêtre anglican prédicateur, traducteur de la Bible qui a contribué d’une manière significative et déterminante à la formulation de ce qui deviendra la théologie dispensionaliste, actuellement professée par des millions d’évangéliques sionistes. Figure majeure du protosionisme chrétien, Darby avait notamment théorisé la division de l’histoire de l’humanité en « dispensions », c’est-à-dire une succession d’âges divins aux cours desquels les rapports entre Dieu et les hommes varient. Aux yeux des sionistes chrétiens, les juifs connaîtront la période des Tribulations qui précède le millénium, le règne de mille ans de paix établi par le Christ. Ils croient que l’Antéchrist ayant installé la paix et réunifié le monde, se retournera contre le peuple juif et, en particulier contre ceux qui se convertiront au christianisme. Mais Dieu finira par vaincre son ennemi lors de la bataille d’Armageddon ; viendra la Parousie qui verra les juifs se convertir et reconnaître en Jésus leur Messie. []Dans la lignée dispensionaliste et pré-millénariste, l’Américain William E. Blackstone (1841- 1935), qui voyait dans le mouvement sioniste juif de son époque l’imminence de la Parousie, n’hésitera pas à transporter l’évangélisme sioniste dans la sphère du politique. C’est donc à partir de cette période que les Etats- Unis deviennent le terrain de l’action théologique et politique au profit de la cause sioniste.
Un rapport pluriel au politique
Selon Antoine Fleyfel le sionisme chrétien se définit comme un « courant religieux qui a infiltré principalement la théologie, l’herméneutique biblique et la politique. De fait l’évangélisme sioniste est pluriel dans son rapport au politique et à Israël. Certains courants sont ouvertement et résolument militants en faveur de l’Etat hébreux, d’autres rejettent la dimension politique pour se focaliser sur l’aspect humanitaire. Plusieurs organisations possèdent des agendas ouvertement politiques et diplomatiques comme Bridges for Peace et International Christian Embassy in Jerusalem(ICEJ). Cette dernière a été créée en 1980 par un groupe d’évangéliques résidant à Jérusalem sous la houlette du théologien néerlandais Jan Willem van der Hoeveer, à la suite du vote de la Knesset proclamant cette ville capitale « une et indivisible de l’Etat juif » au mépris du droit international. Partisans farouches de la colonisation, les membres de l’ICEJ ont gagné en puissance et ont joué un rôle significatif dans l’aide à l’émigration massive des juifs d’ex-URSS en Israël. Il en va de même des organisations Ebenezer Trust et Christian Friends of Israel. D’autres structures comme Jews for Jesus optent pour une pratique de la foi qui s’inscrit dans la tradition évangélique classique. Ce qui les réunit néanmoins est une commune interprétation littérale du texte biblique et une extrapolation de la géopolitique du conflit israélo arabe et israélo-palestinien. D’abord religieux, puis moral ce soutien s’est considérablement intensifié et a pris une tournure politique avec la guerre des six jours de 1967 qui déclenche des passions eschatologiques et apocalyptiques. Les évangéliques y ont vu l’une des plus amples réalisations prophétiques puisque les Israéliens prenaient possession d’un territoire biblique, désignées par les autorités d’occupation comme la Judée-Samarie. Dès lors les chrétiens sionistes mirent en place des organisations d’aide humanitaire ambitieuses visant à fournir une assistance financière massive aux Israéliens et aux juifs du monde entier. La moindre menace à l’intégrité territoriale et à la sécurité du « grand Israël » (intifada, guerre du Golfe, guerre du Liban etc…), toute tentative de partage de la terre est perçue comme une entrave à la réalisation de la prophétie. Ainsi, les accords de paix d’Oslo et le retrait unilatéral israélien de la bande de Gaza en 2005 sont interprétés comme une dangereuse abomination, l’assassinat de Yitzhak Rabin comme une punition divine.
Des dirigeants américains très pieux
« Voyez, j’ai mis le pays devant vous ; allez, et prenez possession du pays que l’Éternel a juré à vos pères, Abraham, Isaac et Jacob, de donner à eux et à leur postérité après eux. » (Deutéronome 1 : 8).
Selon Clark Clifford, un de ses collaborateurs, le président Harry Truman (1945 – 1953) récitait souvent ce verset, ce qui le conduisit à reconnaître contre les recommandations du département d’Etat, l’indépendance d’Israël onze minutes seulement après sa proclamation en 1948. Pour sa part, Jimmy Carter (1977-1981), baptiste du Sud, priait jusqu’à 25 fois par jour donnait régulièrement des cours d’instruction biblique au sein de son église, effectuait un travail de missionnaire, manquait rarement l’office du dimanche, même en période de campagne électorale… Convaincu par le dispensionalisme, Ronald Reagan ira encore plus loin que son prédécesseur dans le soutien à l’Etat hébreu, persuadé que l’une de ses responsabilités consistait à promouvoir un effort militaire afin que l’Amérique soit prête pour la bataille de l’Armageddon.
La réponse des Eglises d’Orient et des sionistes juifs
En août 2006, quatre représentants des Eglises d’Orient ont publié un texte désignant le sionisme chrétien comme une doctrine fausse, contraire à l’esprit du christianisme. La déclaration est signée par Mgr Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem, Mgr Swerios Malki Mourad, de l’Église syriaque orthodoxe, Mgr Riah Abu El-Assal, évêque anglican de Jérusalem, et Mgr Munib Younan, évêque luthérien de Jérusalem. La « Déclaration de Jérusalem sur le sionisme chrétien » rejette de fait ce mouvement politique et théologique moderne « qui adopte les positions idéologiques les plus extrêmes du sionisme, nuisant à l’établissement d’une paix juste entre la Palestine et Israël (…). Dans sa forme extrême, il met l’accent sur des évènements apocalyptiques conduisant à la fin de l’histoire plutôt qu’au vécu actuel de l’amour du Christ et de la justice ». De leur côté, les sionistes juifs ont un avis partagé. Si les soupçons d’antisémitisme ont été progressivement écartés, les sionistes de droite en Israël et aux Etats-Unis font preuve de pragmatisme et prennent conscience de l’efficacité du soutien apporté par ces chrétiens sionistes, un avis que ne partagent pas leurs coreligionnaires laïques et de gauche. De leur côté, les Juifs américains, qui sont de tendance plutôt libérale et progressiste dont le poids démographique est relativement faible (2% de la population), répugnent à rejoindre le mouvement et ont tendance à s’intéresser davantage aux luttes sociales qu’aux questions ethno religieuses. A l’évidence les Sionistes chrétiens ont encore de beaux jours devant eux.
Antoine Fleyfel, Les dieux criminels, éditions du Cerf, 264 p. 22€
«Si la politique instrumentalise la religion, cette dernière le lui rend bien », affirme Antoine Fleytel en guise d’introduction (1). Fruit d’une recherche de deux ans effectuée sur trois fondamentalismes, cette enquête documentée nous donne de précieuses clés pour mieux saisir la trajectoire et l’ampleur actuelle de l’évangélisme sioniste, du sionisme religieux et du salafisme djihadiste. Fleyfel nous renvoie à des conceptions de la transcendance excluant toutes les autres. Jeune philosophe et théologien franco-libanais rompu à l’exercice, l’auteur remet les pendules à l’heure, et insiste sur une dimension reléguée au second plan, à savoir le fondement religieux, théologique et dogmatique de la violence au nom du sacré. Mobilisant des connaissances historiques et théologiques, il revient sur les grands récits millénaristes évangélistes et sionistes en les contextualisant, et décrypte au passage la logique de ces systèmes doctrinaux et l’environnement dans lequel ils évoluent. Au-delà de sa dimension factuelle, l’étude met en évidence la façon dont le salafisme djihadiste et les deux sionismes bannissent toute exégèse critique des textes religieux sur lesquels ils s’appuient. D’où cette nécessaire mise en évidence du gouffre qui existe entre une lecture littérale du contenu religieux et toute autre approche. L’auteur note que ces trois idéologies belliqueuses sont intimement liées à trois États : l’Arabie saoudite, les États-Unis, « terre bénie » par les pères fondateurs, et Israël. Trois terres sacralisées dans chacun de ces récits millénaristes.
Tigrane Yegavian
La Nef, n. 297
Novembre 2017
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