Qui sont réellement les chrétiens d’Orient ?
Pour mieux comprendre les éléments de leur identité, Antoine Fleyfel, professeur de théologie, de philosophie et de géopolitique des religions, réfute ou nuance quelques idées reçues.
« Ils sont arabes »
Plutôt vrai
« Chrétiens d’Orient » est une notion extrêmement floue et évolutive. Si l’on part du principe large qu’un chrétien d’Orient est celui qui appartient à un peuple très tôt évangélisé, alors les Éthiopiens, les Arméniens, les Grecs, certains Indiens, Iraniens… sont inclus dans la définition. Si l’on y ajoute les Russes – qui, après tout, vivent en Orient – on arrive à 200 millions de personnes. Néanmoins, de plus en plus, on réserve cette expression pour désigner les onze millions de chrétiens de culture arabe qui vivent au Proche-Orient.
« Ce sont des orthodoxes »
Pas tous
En premier lieu, il faut s’entendre sur le sens du terme « orthodoxe ». En Europe, on pense d’abord à l’Église grecque et l’Église russe qui ont en commun avec l’Église catholique d’avoir reconnu les décisions des sept premiers conciles. Elles ne se sont séparées qu’à partir de 1054, plutôt pour des raisons politiques.
Mais on qualifie aussi d’orthodoxes, d’autres Églises parmi les « Églises orientales ». Ce sont celles qui n’ont accepté que les premiers conciles. Ainsi s’est formée l’église assyrienne qui n’a entériné que les deux premiers conciles (dite jadis Église perse ou Église d’Orient, et qualifiée par ses ennemis de nestorienne). D’autres chrétiens n’ont accepté que les trois premiers conciles et ont formé l’Église copte en Égypte et en Éthiopie, l’Église arménienne et l’Église syriaque (dite par ses détracteurs jacobite) en Syrie. On appelle toutes ces Églises « orthodoxes » pour les distinguer de leurs « jumelles » catholiques orientales, créées à partir du XVIe siècle pour rejoindre la communion catholique en faisant sécession (lire page 72).
Enfin, cas particulier : l’Église maronite, qui se considère comme étant toujours restée du côté de Rome. Même si ses relations avec l’Église latine furent étroites et ont occasionné beaucoup de latinisation, elle a conservé ses rites propres et certains éléments de droit ecclésial qui font d’elle aussi, une église « orientale ». À noter que les catholiques orientaux sont majoritaires au Liban et en Irak (chaldéens).
« Ils sont les garants de la tradition chrétienne »
Oui et… non
Orthodoxes ou catholiques, les chrétiens d’Orient sont en effet les héritiers de la première évangélisation qui s’est produite, à partir des Apôtres, entre les Ier et IVe siècles. Ils véhiculent donc des traditions fort anciennes.
Cependant, depuis le premier concile, à Nicée, en 325, où les Pères ont commencé à définir la foi chrétienne, les chrétiens d’Orient – comme ceux d’Occident – ne sont pas restés figés dans un passé immuable : les événements politiques et les scissions nées des grands débats dogmatiques ont influencé de façons très diverses leur héritage et leurs traditions.
Ainsi, en matière de liturgie et de droit ecclésial, l’influence du patriarcat de Constantinople, à la tête de l’église grecque orthodoxe, a été plus déterminante que d’autres. De même, à partir du XVIIe siècle, dans chaque église orientale, une branche s’est convertie au catholicisme et a donc latinisé sa liturgie. Son droit est devenu essentiellement romain. Impossible, au regard de l’histoire, de dire quelle tradition est plus authentique qu’une autre…
« Ils ne s’entendent pas entre eux »
Ça s’arrange
Les différends dogmatiques qui ont abouti à la création de ces églises ne sont plus aussi forts qu’au Ve siècle. Par exemple, depuis 1976, les assyriens ont renoncé à faire des références au nestorianisme (une personne humaine et une divine cohabitent dans le Christ), une pomme de discorde avec le reste des Églises, surtout la copte. Tout au long du XXe siècle, les événements politiques souvent dramatiques qui se sont succédé, en commençant par le génocide arménien et les massacres de chrétiens turcs entre 1915 et 1923, ont fait prendre conscience aux chrétiens d’Orient de leur communauté de destin. De ce fait, leurs querelles théologiques s’estompent au profit de la nécessité d’affronter l’avenir ensemble.
« Ils parlent la langue du Christ »
Inexact
La langue du Christ, au Ier siècle de notre ère, était l’araméen galiléen qui a totalement disparu au IIIe siècle. En revanche, des langues cousines, le syriaque oriental et le syriaque occidental, se sont maintenues jusqu’à nos jours, surtout comme langues liturgiques, en version écrite. La première est encore utilisée par les assyriens et les chaldéens, ces chrétiens d’Irak. La seconde, par les maronites, au Liban, et par les syriaques, qu’ils soient orthodoxes ou catholiques, en Syrie et ailleurs. Mais seuls quelques centaines de milliers de chrétiens parlent encore l’un des dialectes syriaques, le soureth, et même ceux-là sont aussi arabisants.
« Ils ont plein de patriarches »
Vrai
Il y en a quatorze aujourd’hui ! Dans les quatre premiers siècles, cinq sièges épiscopaux se sont affirmés comme majeurs. Antioche, en Syrie (aujourd’hui, en Turquie) parce qu’elle a vu naître les toutes premières communautés chrétiennes. Les deux capitales impériales : Constantinople (l’ancienne Byzance) et Rome. Alexandrie, capitale de l’Égypte, parce qu’elle était alors la grande cité intellectuelle. Enfin, Jérusalem, ville de la Passion du Christ. Leurs cinq « super évêques » ont été appelés patriarches.
Au troisième concile, en 431, à Éphèse (Turquie), le patriarche de Constantinople, Nestorius, refuse d’adhérer à la position majoritaire qui proclame Marie « Mère de Dieu » en raison de la nature, à la fois humaine et divine de Jésus-Christ. À sa suite, plusieurs églises se séparent. Le même phénomène se reproduit au concile de Calcédoine, en 451, où les Églises copte et syriaque se séparent à leur tour de Constantinople – parce qu’elles croient que la nature divine de Jésus-Christ a absorbé sa nature humaine –, sans entraîner la totalité des fidèles.
Si bien qu’aujourd’hui, outre le patriarche de Constantinople (qui réside toujours à Istanbul), on trouve à Alexandrie, trois patriarches. Le grec orthodoxe (héritier de l’église de Constantinople ayant accepté les sept premiers conciles) cohabite avec le copte et le copte catholique dont l’église est née d’une mission romaine du XIXe siècle. Tandis qu’à Antioche aussi, cohabitent cinq patriarches : le syriaque orthodoxe, le syriaque catholique, le grec orthodoxe, le grec catholique et le patriarche maronite. À Jérusalem, le patriarche des grecs orthodoxes voisine avec le patriarche de l’Église arménienne et celui de l’église latine de Jérusalem créée en 1099 par les croisés. Enfin, il faut mentionner deux autres patriarches (catholicos) arméniens orthodoxes, celui de Cilicie qui réside au Liban et celui de Constantinople.
« Ils sont en voie de disparition »
C’est un cliché !
Il est très exagéré de parler de disparition globale.
En Irak, certes, la situation d’insécurité risque d’empêcher longtemps encore un retour massif des chrétiens qui, sur une communauté de 1,2 million avant la guerre, ne sont plus que 300 000 en 2017. En Syrie, il est vrai que la moitié des chrétiens sont partis. Mais une bonne partie est réfugiée dans les pays voisins avec l’idée de rentrer dès que la guerre civile prendra fin.
Mais, ni en Égypte, où ils sont 7 millions (8 % de la population), ni au Liban, où avec 1,5 million, ils représentent 40 % de la population, les chrétiens ne sont menacés de disparaître. Pas davantage qu’en Palestine, en Israël ou en Jordanie.
Si l’on regarde à plus long terme, il faut se rappeler que le boom démographique du monde arabe, depuis les années 1950 au moins, a fait grossir « naturellement » leurs rangs : il y a bien plus de chrétiens d’Orient aujourd’hui, en valeur absolue, que dans les années 1920.
Propos recueillis par Sophie Laurant
Pèlerin / La Croix
10.2017
Leave a Reply