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Emilie Formoso, Aux sources des chrétiens d’Orient, La Vie, 26.09.2017

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L’existence des chrétiens d’Orient s’est rappelée à beaucoup d’entre nous par les exactions de Daech contre les assyro-chaldéens, le calvaire des syriaques pris dans le conflit syrien et les attentats visant des églises coptes. Pourtant, que savons-nous vraiment de ces communautés, pour ne citer qu’elles ? Notre connaissance du christianisme oriental est – avouons-le – souvent insuffisante pour aborder toute la complexité des événements récents. La nouvelle exposition de l’Institut du monde arabe, Chrétiens d’Orient, ouvre à ce titre une parenthèse de réflexion salutaire. En offrant le recul de 2 000 ans d’histoire, son parcours chronologique cerne les subtilités d’une identité chrétienne en formation et souligne le rôle actif que ces communautés ont toujours joué dans les territoires où elles ont vécu. « Loin d’être les résidus caducs d’un passé révolu », souligne Elodie Bouffard, co-commissaire de l’exposition, « les chrétiens d’Orient sont les héritiers vivants d’une riche culture, dans le monde actuel qu’ils ont contribué à construire. »

Une riche culture qui naît avec le christianisme, dans les pas des apôtres. Exposées pour la première fois en Europe, les fresques de Doura-Europos, provenant du plus ancien lieu de culte chrétien connu (242), évoquent les voies de diffusion lointaines du nouveau culte. Quelques pas plus loin, le face à face avec le portrait d’un moine copte des VIe-VIIe siècles rappelle que le monachisme (la vie des moines en communautés) est né dans les sables d’Egypte. « Il s’agit d’une œuvre rare, car ces portraits représentaient surtout des saints », explique Élodie Bouffard. « Elle redonne un visage à ces hommes qui ont fait ce choix de vie, si particulier, de se replier vers le désert pour vivre leur foi. »

C’est dans ce creuset antique que les Eglises d’Orient forgent le visage de leur diversité actuelle. La tolérance accordée au christianisme en 313 par l’édit de Milan permet la constitution progressive d’une orthodoxie… vite contestée. L’effervescence théologique nourrit les querelles, concile après concile. En 431, celui d’Ephèse voit s’éloigner les nestoriens, fondateurs de l’Eglise assyrienne, qui refusent de reconnaître en Marie la mère de Dieu. Après celui de Chalcédoine, en 451, c’est au tour des « monophysites » coptes, syriaques et arméniens de prendre leur distance avec Constantinople, en rejetant la double nature humaine et divine du Christ.

Il faut cependant se méfier des dates, qui donnent à tort l’impression de ruptures rapides et violentes. Le temps long des sociétés n’est pas celui de la politique. La présentation exceptionnelle de l’Evangéliaire de Rabbula, l’un des plus anciens manuscrits chrétiens conservés, le rappelle. « Il s’agit d’un manuscrit syriaque du VIe siècle, rédigé par le moine syriaque Rabbula, et qui a été préservé et utilisé longtemps par les maronites, ces chrétiens syriaques restés fidèles au concile de Chalcédoine. Voici donc une œuvre au contenu dogmatique, qui dépasse les clivages théologiques par son histoire », explique Antoine Fleyfel, professeur de théologie et philosophie à l’Université catholique de Lille, et responsable des relations académiques à l’Œuvre d’Orient. Si les scissions furent réelles, « de nombreux échanges se maintinrent dans les faits entre les communautés, et des tentatives de conciliation œcuméniques ont toujours existé ».

Les tensions entre Constantinople et certaines Eglises locales sont pourtant si fortes que coptes et syriaques accueillent les conquérants arabo-musulmans du VIIe siècle en libérateurs. Autorisés à conserver leur culte, comme en témoigne un superbe flabellum (éventail) orné d’une figure de la Vierge, les chrétiens ne subissent pas de conversions forcées, même si pèse désormais sur eux un statut d’infériorité, la dhimmitude, qui réglemente par des interdits leur présence en terre d’islam. Majoritaires en Syrie et en Egypte jusqu’au XIe siècle, « les chrétiens ont cependant leur place dans l’empire omeyyade, puis abbasside », poursuit Antoine Fleyfel. « Ce sont eux qui, rodés à l’administration, apprennent aux musulmans à gérer un Etat. Présents à la cour des califes, ils nourrissent les échanges théologiques et apportent une contribution civilisationnelle majeure en sciences, en médecine, en philosophie… »

Les croisades des XIe-XIIIe siècles bouleversent ce fragile équilibre ; les chrétiens se divisent entre soutiens et opposants à la présence des Latins en Terre sainte. Aux yeux des musulmans, les voici accusés d’être des « ennemis de l’intérieur », ce qui motivera notamment la réaction extrême des Mamelouks à leur encontre, lorsqu’ils prennent le pouvoir en Egypte en 1250. L’art en témoigne pourtant, les relations entre chrétiens et musulmans n’ont pas toujours été mauvaises à cette époque. L’exposition met ainsi en valeur un ensemble d’œuvres aux thèmes chrétiens, traitées dans la plus pure tradition islamique, à l’image d’une délicate bouteille en verre émaillé, datée du XIIIe siècle. « Cet objet de luxe était sans doute destiné à un riche abbé », précise Elodie Bouffard. « Son col est décoré de figures de diacres et de moines, et sa panse est ornée de scène agricoles de la vie monastique. Mais il porte aussi un décor typiquement islamique d’entrelacs végétaux stylisés. »

Ce phénomène d’arabisation est aussi sensible dans la liturgique, qui emploie de plus en plus fréquemment la langue arabe. « Les premiers écrits chrétiens liturgiques connus en arabe remontent au Xe siècle », poursuit Elodie Bouffard. « Selon les régions, les langues chrétiennes d’origine – le grec, le syriaque et le copte – se maintiennent plus ou moins longtemps. » La cohabitation des langues est donc une question ancienne, visible par exemple dans un livre de prières du XVIIe siècle, où le syriaque côtoie sa traduction en arabe. Cette langue est aussi celle de l’imprimerie, dont l’usage signe le renouveau des relations entre chrétiens d’Occident et d’Orient à partir du XVIe siècle. « Grâce à la diffusion d’ouvrages imprimés en Europe d’abord, puis sur place à partir du XVIIe siècle, les chrétiens ont introduit la modernité en Orient », souligne Antoine Fleyfel.

Preuve de ces contacts au plus haut niveau, la section consacrée à l’Empire ottoman s’ouvre sur une lettre de Soliman le Magnifique adressée en 1528 à François Ier pour lui accorder le droit de protéger les chrétiens en terre ottomane. Laissées exsangues au XVe siècle par les Mamelouks, les communautés chrétiennes se revigorent et se réorganisent grâce au système des millet, qui délègue à chaque patriarche la gestion de sa communauté. « En art », poursuit Antoine Fleyfel, « cette vigueur chrétienne s’exprime par exemple dans le renouveau de l’icône du XVIIe au XIXe siècle, notamment à Alep », dont l’exposition présente une large sélection. Les chrétiens investissent aussi la vie économique et sociale ; ils développent un système éducatif réputé, parallèlement à celui des missions religieuses occidentales, qui s’implantent alors en grand nombre dans l’empire. « Celle des Dominicains poursuivait des actions archéologiques et éducatives qui amenaient les frères à circuler dans le Proche-Orient », explique Elodie Bouffard. « En 1905, l’un d’eux en a profité pour photographier la population locale, comme ce guide de la mission, qui appartenait à une tribu chrétienne de Jordanie. »

 

Mais tandis que cet homme pose dans des habits qui ne le distinguent pas d’un bédouin musulman, la rumeur des exactions enfle. Durant la Première Guerre mondiale, près de 2 millions de chrétiens arméniens, assyro-chaldéens et maronites meurent dans des génocides à l’initiative du pouvoir nationaliste des Jeunes-Turcs. Pour Elodie Bouffard, « ce que montre l’exposition résonne forcément avec les images de l’actualité. Et soulève de nombreuses questions, comme celles de la transmission et de la mémoire, ou du droit d’habiter sur la terre de ses ancêtres. » Face aux difficultés rencontrées dans plusieurs pays musulmans, de nombreux chrétiens ont préféré – et préfèrent encore – l’exil, nourrissant dès les années 1930 les diasporas européennes et américaines, mais vidant ces pays de leurs forces vives. Or, Antoine Fleyfel met en garde : « La grandeur des premiers empires, tant célébrée par les musulmans, n’a été possible que grâce à la mise à contribution de la diversité qui existait en leur sein. Et les chrétiens font partie de cette diversité. En ce sens, la volonté de construire un monde uniquement musulman ne peut être que suicidaire… »

Emilie Formoso,

La Vie

26.09.2017

 

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