Le dialogue, malgré tout !
Éditorial du numéro 4, 2016, de la revue universitaire de L’Œuvre d’Orient, Perspectives & Réflexions.
Plus que jamais, la question du dialogue islamo-chrétien se pose. Pour cause, une situation de plus en plus compliquée et violente, où des terroristes, en Orient et en Occident, commettent des crimes au nom de leur version de l’islam. Que faut-il faire face à cette situation ? Si cette haine devrait appeler, selon certains, une haine encore plus grande, d’aucuns sont convaincus que le dialogue est le chemin qu’il faut emprunter. Non qu’il soit la solution magique et immédiate pour contrer le terrorisme, mais parce qu’il est l’antidote auquel il faut avoir recours en amont pour empêcher des idéologies violentes d’émerger et de se concrétiser. Vu de la sorte, le dialogue se constitue en impératif pour bâtir la paix. En outre, force est de souligner qu’il ne relève pas uniquement du champ politique, mais d’une réalité sociale, économique et culturelle où, plus que jamais, les humains doivent trouver les moyens de leur vivre ensemble, respectant la diversité et la différence.
Aujourd’hui, l’on doute de l’efficacité du dialogue et cela peut se comprendre : il est actuellement en crise et la situation mondiale le confirme. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’il ne soit pas nécessaire, voire bon, qu’il ne s’y produit plus grand-chose et que nous devions nous en passer. Loin s’en faut ! Nonobstant les failles et les violences, le fanatisme et l’exclusivisme théologique, des chrétiens et des musulmans s’engagent toujours sur les chemins du dialogue, y percevant la voie royale pour l’avenir.
Quelques repères historiques
À l’initiative de chrétiens occidentaux, le dialogue islamo-chrétien commença après la Seconde Guerre mondiale et se développa dans les années 1950. Ses débuts étaient difficiles dans un contexte où l’on confondait Occident et intérêts politiques, où l’Orient souffrait toujours de la colonisation et subissait le choc et les conséquences de la création de l’État d’Israël… appuyé par les Occidentaux.
C’est dans les années 1960 qu’un tournant majeur et historique s’opéra sur le plan du dialogue. À cet égard, les actes du Concile Vatican II jouèrent un rôle important, mais aussi le Conseil mondial des Églises et le Conseil des Églises du Moyen-Orient. De grandes figures du dialogue purent mettre leurs recherches à contribution. Citons à titre d’exemple l’œuvre de Louis Massignon qui eut au moins deux disciples orientaux notoires, les plus importants islamologues de l’Église maronite au XXe siècle, Youakim Moubarac et Michel Hayek. En outre, les orthodoxes et les protestants étaient déjà partenaires d’un dialogue qui, à cette époque, prenait au sérieux les problèmes sociaux et politiques des musulmans, tout en évoquant le partage de la foi en un seul et même Dieu.
Jusqu’aux années 1980, les sujets du dialogue mutaient avec les transformations politiques, culturelles et économiques des pays d’origines des partenaires. Par exemple, pour des chrétiens, il s’agissait de secoaliser avec les musulmans pour faire face au communisme et à l’athéisme qui en découle. Ajoutons à cela que dans les années 1980, ce sont les sujets des droits de l’homme et de la démocratie qui dominèrent. Cependant, un malaise subsistait, celui de la cause palestinienne, notamment après les guerres de 1976, 1973 et l’invasion d’une grande partie du Liban en 1982. Les musulmans, mais aussi les chrétiens arabes, étant très sensibles à cette question, se trouvaient parfois dubitatifs vis-à-vis d’un partenaire occidental perçu comme l’allié d’Israël.
Arrivé aux années 1990, le dialogue avait pris des tournures très officielles, engageant délégations d’Églises et d’États musulmans. Cependant, il subsistait un sérieux déséquilibre entre les partenaires : du côté chrétien, il y avait la plupart du temps des théologiens, islamologues et spécialistes du monde musulman et arabe (ces compétences n’empêchèrent pas une connaissance de l’islam fondée parfois sur les travaux des orientalistes, dont les analyses recèlent de clichés et de stéréotypes). Alors que le partenaire musulman avait très souvent une connaissance mauvaise du christianisme, et sa réflexion ne dépassait pas, très souvent, le stadedes généralités, tout en étant incapable d’être à la hauteur d’un dialogue réfléchi, adulte et critique.
À l’orée du troisième millénaire, il y eut de sérieuses évolutions chez les partenaires. Désormais, l’islam est abordé par les chrétiens avec un plus grand sérieux méthodologique incluant des approches anthropologiques et sociologiques, qui restent néanmoins, selon certains, insuffisantes. Quant aux musulmans, possédant désormais une très bonne connaissance de l’Occident et de son histoire, leur connaissance du christianisme restait très limitée, sur les plans de son histoire, de ses branches, de ses subtilités et de ses conditions sociales.
Depuis quelques années, la situation politique a encore changé, faisant place à l’islam politique et à ses avatars, dont Al-Qaïda et Daech, rendant le dialogue encore plus compliqué, d’autant plus que l’initiative est toujours, depuis les débuts, l’apanage des chrétiens. Ceux-ci, possèdent des structures académiques et institutionnelles ainsi que la culture nécessaire pour le mener, ce qui n’est pas le cas du partenaire musulman chez qui ces structures manquent en général. Les pensées théologiquement exclusives de l’islam politique qui rejette l’altérité et regarde l’autre avec supériorité ne sont pas sans affecter très négativement l’engagement musulman pour le dialogue. Ajoutons à cela des contradictions flagrantes chez certains États, comme l’Arabie Saoudite, qui se dit pour le dialogue islamo-chrétien, et qui dans les faits, refuse toute altérité religieuse sur son sol.
Enfin, tout ce que nous avons évoqué concerne le dialogue mené par des spécialistes. Celui-ci est sans nul doute très important, mais il ne devrait pas éclipser une réalité beaucoup plus fondamentale, celle du dialogue de vie. Faisant fi du dialogue académique qu’ils ignorent probablement, des millions de chrétiens et de musulmans vivent tous les jours un dialogue de vie, accueillant leurs différences avec respect, et œuvrant conjointement pour la construction des espaces politiques, culturels et économiques dont ils ont la responsabilité. Sur ce plan, en dépit de ses grandes difficultés, le Liban reste un bel exemple.
Réflexions autour du dialogue
Vous l’avez certainement deviné, notre fascicule porte cette année sur le dialogue. Trois spécialistes, engagés dans cette entreprise, nous livrent leurs réflexions. Fadi Daou, théologien, prêtre maronite et fondateur avec une musulmane sunnite, Nayla Tabbara, d’une fondation pour le dialogue, Adyan, nous fait part de sa lecture de la crise du dialogue islamo-chrétien dans le contexte des bouleversements dans le monde arabe. Rémi Caucanas, historien et directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée, se demande si le dialogue islamo-chrétien est face à une impasse au Moyen-Orient. Chafik Jaradi, cheikh chiite, philosophe et fondateur d’une école de théologie musulmane dans la banlieue sud de Beyrouth, nous livre une réflexion précieuse, celle d’un musulman engagé pour le dialogue, malgré ses lacunes.
L’on ne pouvait évoquer le dialogue islamo-chrétien en Orient sans nous poser la question du dialogue judéo-chrétien en Terre sainte. Ainsi avons-nous demandé au patriarche latin émérite, Michel Sabbah, de nous faire part de son expérience des dialogues. En outre, nous avons trouvé opportun de nous plonger dans la théologie patristique afin de voir comment les Pères de l’Église pouvaient envisager le dialogue avec la philosophie. Charbel Maalouf, patrologue, prêtre grec-melkite catholique et enseignant à l’Institut catholique de Paris nous en informe avec adresse.
Enfin, nous n’oublions pas le 160e anniversaire de l’Œuvre d’Orient, fondée en 1856. Hervé Legrand, théologien, prêtre latin et professeur émérite à l’Institut catholique de Paris nous dresse un bilan historique, dans le cadre d’une réflexion qui nous permet de mesurer la grandeur et la noblesse de la tâche de l’Œuvre d’Orient.
Ce qu’il y a de plus fondamental dans la foi chrétienne pousse au dialogue. Dieu, Trinité, est en lui-même différence et altérité, ce qui n’empêche pas son unité. Lorsqu’il crée, lorsqu’il s’adresse à l’homme, c’est par le biais de sa Parole qu’il le fait ! Inspirés par ces éléments théologiques incontournables, nous ne pouvons que renouveler notre engagement pour le dialogue, malgré tout…
Antoine Fleyfel
Rédacteur en chef
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