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“Laïcités et revendications citoyennes des chrétiens d’Orient. Le cas libanais”, Perspectives & Réflexions, 2013, p.41-52

Laïcités et revendications citoyennes des chrétiens d’Orient.

Le cas libanais.

Antoine Fleyfel, Perspectives & Réflexions, 2013, p.41-52

Publication de L’Œuvre d’Orient

 

 

 

Introduction

 

Les événements qui bouleversent le monde arabe depuis 2011, ainsi que la tournure islamique que prennent lesdits « printemps arabes » soulignent la nécessité de poser encore une fois la question de la citoyenneté. Garante des droits de tous, abstraction faite de toute appartenance communautaire, celle-ci constitue l’une des revendications majeures des chrétiens d’Orient de divers contextes géopolitiques proche-orientaux. La citoyenneté, liée à l’idée d’un État laïc ou civil, est pour les chrétiens d’Orient l’alternative par excellence d’un État dont la Constitution serait déterminée par une loi religieuse ou confessionnelle. Les communautés chrétiennes du monde arabe ainsi que le Saint-Siège le rappellent d’une manière particulière ces derniers temps, notamment à travers le Synode des Évêques pour le Moyen-Orient (2010).

Néanmoins, cette question n’est pas nouvelle, mais redondante dans l’histoire des chrétiens d’Orient au XXe siècle et même avant. Elle constitue pour eux l’un des plus grands défis relatifs à leur présence, leur témoignage, leur épanouissement et leur avenir. Nombre de théologiens et philosophes chrétiens libanais l’ont pensée de manière très sérieuse, afin de proposer des solutions séantes. Cet article voudrait rendre compte de ces pensées qui, plusieurs décennies avant les révoltes arabes, posaient déjà des questions qui sont actuellement au centre de la problématique géopolitique des chrétiens du monde arabe.

 

La tendance laïque dans la pensée religieuse chrétienne au Liban

 

Il existe une tendance claire en faveur de la laïcité dans la pensée religieuse chrétienne au Liban. Cette tendance est fortement diverse et varie d’une timide revendication à une franche demande de l’application d’un régime laïc qui remplacerait le régime confessionnel actuel. Les éléments constitutifs de cette tendance prennent source dans les données fondamentales de la foi chrétienne, et s’élaborent d’une manière contextuelle, à la lumière de la recherche d’une saine convivialité avec les musulmans, et en opposition au confessionnalisme. Par ailleurs, cette tendance répond à deux genres de logique : la première voulant laïciser davantage un régime confessionnel qu’il faut libérer du confessionnalisme, et la seconde voulant remplacer ce régime par un autre laïc. Cependant, avant d’étudier ces deux questions, évoquons pour plus de clarté certains enjeux de la diversité musulmane libanaise, et rappelons les racines proches de la problématique.

 

Diversité et tensions au sein des communautés musulmanes libanaises

 

Mise à part certaines lectures médiatiques, rapides ou superficielle, ainsi que des discours de propagande, il est tout à fait inadéquat de concevoir  l’islam comme un bloc politique, religieux ou social homogène. Au contraire, celui-là est divers à bien des égards, ce qui est vérifiable à l’endroit de la réflexion autour de la laïcité. Contrairement à beaucoup de préjugés, cette dernière ne se développe pas forcément au sein du monde arabe dans un cadre homogène hostile ou réticent, mais au sein de sociétés constituées d’un grand nombre d’enjeux, de tensions et de contradictions. Tel est le cas du Liban où l’islam, légèrement majoritaire (60%) mais paritaire en principe avec les chrétiens dans la gouvernance, ne constitue absolument pas une unité politique, sociale, religieuse ou idéologique. Force même est de constater que son attitude à l’égard de la laïcité regorge d’évolutions, de changements de bords ou de prises de positions politiques opportunistes effectuées à la lumières des intérêts d’un tel parti ou d’une telle confession. Ainsi, la communauté chiite que d’aucuns pourraient imaginer distante de la laïcité, connut nombre de penseurs qui militèrent en sa faveur dans les années 1970 et 1980, notamment dans le cadre du Parti communiste libanais. Le cas le plus symptomatique est celui du philosophe Mahdi ‘Amel (1936-1987). En outre, il n’est pas rare d’entendre le chef du parti chiite Amal, Nabih Berri, président du Parlement depuis 1992, revendiquer l’application de la laïcité au Liban à travers l’abrogation du confessionnalisme politique comme le stipulent les accords de Taëf (1989). Par contre, la tendance laïque est beaucoup plus timide dans la  communauté sunnite, mais est présente et fut même prônée par des religieux, tel Abdullah Al-Alaïli (1914-1996). Quant à la communauté druze, elle trouva à travers l’un de ses représentants historiques, Kamal Joumblat (1917-1977), fondateur du Parti socialiste progressiste, un grand défenseur de la laïcité. Phénomène étrange puisque ce même parti s’impliqua durant la guerre libanaise dans un des combats les plus sectaires.

 

La laïcité dans le contexte chrétien libanais : racines et problématiques

 

Malgré la majorité démographique de l’islam au Liban, et l’influence politique affaiblie des chrétiens après les accords de Taëf qui dépossédèrent le président de la République – chrétien – de beaucoup de ses privilèges, le pays du Cèdre est toujours gouverné à partir d’une parité politique, du moins dans l’apparence, entre les chrétiens et les musulmans. Cette parité est fondée sur un régime confessionnel, qui dégénère selon ses détracteurs en un confessionnalisme nuisible à la citoyenneté et à la Cité, qu’ils combattent et auquel ils entendent remédier à travers un régime laïc. C’est dans ce cadre dont les racines plongent dans la création de la République libanaise et dans le mouvement de la Nahda (la Renaissance arabe), qu’il faut situer la tendance laïque dans la pensée religieuse chrétienne libanaise. Car il ne semble pas que la problématique ait énormément varié depuis, une problématique dont le centre moteur demeure la liberté du citoyen dans un État laïc au sein duquel l’identité culturelle est fortement teintée de religion et où les différentes confessions peuvent vivre en paix.

 

La laïcité n’est pas un phénomène récent dans la pensée chrétienne libanaise. Celle-là eut ses précurseurs au XIXe siècle et lors de la première moitié du XXe siècle durant la période où la Naha livrait au monde arabe ses lettres de noblesse. Cependant, ces précurseurs, influencés pour certains par des critiques de la religion, tels Feuerbach, Marx ou Nietzsche, tissèrent avec la religion des liens bien divers qui varièrent entre critique acerbe et formes de foi laïques multiples. Les trois plus grands représentants de ces tendances furent Boutros Al Boustany (1819-1883), Chibli Choumayel (1850-1917) et Antoun Saadé (1904-1949). Quant à la période contemporaine (de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’aux temps présents), elle est témoin de deux pensées philosophiques qui prônent la laïcité, à travers les œuvres de Nassif Nassar (1940-) et de Adel Daher (1939-). Si ces pensées laïques émergent à partir du contexte chrétien libanais, avec tout ce que peut supposer un contexte comme héritage sociologique, anthropologique, politique et social, elles s’élaborèrent en général à l’écart de la pensée religieuse ou théologique, sans y puiser les éléments de structure de leurs réflexions.

 

Cependant, la problématique de la laïcité a commencé à être présente dans les réflexions théologiques et/ou philosophiques de certains théologiens ou philosophes de la religion à partir des années 1970. À la différence des pensées évoquées supra, la réflexion de la pensée religieuse chrétienne sur la laïcité prend source dans les données religieuses ou les considère comme une référence majeure pour la réflexion, sans toutefois les considérer forcément comme toujours normatives. Cette pensée religieuse comprend plusieurs courants ou tendances en faveur de la laïcité. Celle-ci pourrait se constituer en laïcité globale, positive ou modérée, comme elle pourrait être une inclinaison timide ou un élément humaniste qui s’ajoute au système religieux. Nous allons illustrer cette pensée à travers deux groupes : le premier représenté par Michel Hayek (1928-2005), Youakim Moubarac (1924-1995) et Georges Khodr (1924-) qui prônent une laïcité ne supposant pas un changement du régime confessionnel ; et le second représenté par Grégoire Haddad (1924 -) et Mouchir Aoun (1964-) qui prônent le remplacement du régime confessionnel par un régime laïc. En outre, il est amusant de constater que même les tendances laïques revêtent un aspect confessionnel au Liban. Est-ce une coïncidence ou une circonstance ? Cela est certainement un fait, car la tendance laïque la plus timide est représentée par des penseurs maronites, donc appartenant à la communauté ayant le plus de pouvoir politique parmi les chrétiens, qui perdra par conséquence le plus de privilèges dans le cas de l’instauration d’un régime laïc. La tendance laïque la plus globale est représentée par des penseurs appartenant à la communauté grec-catholique, celle qui a le moins de privilèges politiques parmi les trois grandes communautés chrétiennes du Liban. Quant à la tendance représentée par Khodr, laquelle se situe à mi-chemin entre les deux, elle est exprimée par une personne qui appartient à la communauté orthodoxe, la deuxième parmi les chrétiens en privilèges politiques.

 

Les tendances laïques ne supposant pas un changement de régime

 

Michel Hayek pour un pays areligieux

 

La pensée du théologien maronite Michel Hayek est sans doute la plus timide à l’endroit de la laïcité. Celui-ci ne la nomme pas d’une manière explicite, et y fait allusion dans le cadre de son apposition au confessionnalisme qui empêche, à son sens, l’être humain de s’épanouir, qui l’affadit et qui est l’un des problèmes majeurs du Liban[1]. Face à cette impasse, Hayek conçoit le Liban comme « une patrie du pardon humain et de la foi divine, un pays areligieux qui s’appuie sur une foi dont les fondements ne sont pas le fanatisme confessionnel, lequel est le plus odieux aspect de la religiosité, mais une confiance que la vérité est victoire, parce qu’il suffit à la vérité d’être pour vaincre, même si les concepts se sont temporairement renversés »[2]. Hayek entend par ces phrases substituer la foi au confessionnalisme. Sa proposition écarte des thèses qui voudraient, en abolissant le confessionnalisme, éradiquer le spirituel et aboutir à une société athée qui serait pour Hayek aussi nuisible à l’être humain tel qu’il le conçoit, que le confessionnalisme. Le théologien maronite écrit d’une manière intransigeante qu’il « n’y a pas de libération possible à l’homme arabe sans une libération de l’hypocrisie de la religiosité confessionnelle »[3].

 

Les réflexions de Hayek sur une patrie areligieuse et libérée du confessionnalisme ne sont pas à envisager à l’écart de son islamologie qui inscrit l’islam dans l’histoire du salut, à travers la figure d’Ismaël, et le considère comme l’héritier de la foi du premier Abraham, Abram. La patrie qu’envisage Hayek, bâtie sur la foi, attendrait de l’islam une contribution à partir de l’expérience de Dieu qu’il fait dans sa lignée ismaélienne.

 

Youakim Moubarac : pour un combat laïc

 

L’autre théologien maronite du XXe siècle, Youakim Moubarac, aborde la laïcité d’une manière plus explicite, en la nommant et en condamnant le confessionnalisme, sans pour autant en arriver à s’opposer au régime confessionnel dans ses écrits, mais juste en proposant un combat laïc pour l’homme arabe. La pensée de Moubarac s’oppose d’une manière « irréductible aux cités sacrales, anciennes ou modernes, qu’elles soient régies par un basileus ou un tsar, un calife ou un sultan, ou qu’elles s’appellent République islamique, État juif ou foyer chrétien »[4]. Par ailleurs, sa revendication d’un combat laïc s’inscrit pleinement dans le sillage de sa théologie pluraliste qui prône la cohabitation saine des trois monothéismes : « Dans la mesure où juifs, chrétiens et musulmans sont ainsi interpellés ensemble au sein du monde arabe, le conflit palestinien les accule au choix de la laïcité[5]. » Moubarac est persuadé que celle-ci est possible pour l’islam qui « est aussi habilité et disposé que la chrétienté à suivre l’évolution des sociétés pluralistes et à promouvoir un régime politique des États où l’élément religieux, loin d’être une entrave au progrès ou un motif de domination des uns par les autres, devient au contraire un facteur puissant d’égalitarisme et de liberté »[6]. C’est dans cette optique qu’il exhorte les chrétiens à s’engager davantage auprès des musulmans, afin de « contribuer à laïciser le combat et à préconiser la lutte de l’homme pour l’homme en faisant appel au besoin aux valeurs humanistes des religions monothéistes pour les défendre contre leurs tentations intégristes »[7]. Le combat laïc et citoyen des chrétiens et des musulmans pour l’homme arabe est une condition incontournable pour la convivialité des religions, et le meilleur antidote contre toute forme de confessionnalisme et de théocratie. L’islam, comme le christianisme avant lui est capable de relever ce défi à partir de ses propres capacités de renouveau.

 

Georges Khodr : pour un État civil

 

L’évêque grec-orthodoxe Georges Khodr va encore plus loin dans sa revendication d’une laïcité. Toujours dans le cadre d’une opposition au confessionnalisme, il prône une solution qui inscrit le régime confessionnel  dans le cadre d’un État civil. Khodr fonde son point de vue sur la parole du Christ, dans Jn 18, 36 : « Mon Royaume n’est pas de ce monde. » Il en déduit dans le christianisme la séparation des deux domaines politique et religieux : la politique « a ses règles, ses techniques, son langage et son style, et le Royaume de Dieu a ses règles, son langage et son style »[8]. Il est nécessaire d’aboutir à une « libération de la patrie du joug des confessions, et la libération de la foi de l’intrusion de la politique »[9], parce que le mélange des deux domaines provoque au moins deux problèmes majeurs au Liban : 1. Le fait d’avoir deux identités (religieuse et nationale), alors que l’identité politique ne devrait pas se dédoubler, car normalement au sein de l’État, « le citoyen possède une identité citoyenne, c’est-à-dire qu’il est considéré comme appartenant à une unique société nationale qui n’est pas constituée de parties religieuses »[10]. 2. Le confessionnalisme qui est le corollaire du premier problème, et auquel Khodr s’oppose, puisqu’il considère que « tous les confessionnalismes sont des crimes et [que] tous les confessionnalismes sont des discordes et des guerres civiles »[11].

 

Ainsi, ce n’est pas le régime confessionnel qui est la source du problème, mais le confessionnalisme et l’exploitation des religions par les politiciens. Le régime confessionnel contient au moins un élément positif pour Khodr, celui d’apporter une certaine garantie pour les chrétiens, puisqu’il écarte les méfaits de la majorité numérique, qui leur est de plus en plus défavorable. C’est dans ce cadre qu’il évoque la laïcité, conçue par beaucoup « comme concept synonyme d’athéisme ou de rejet de la loi musulmane »[12]. Il n’est pas question d’appliquer une telle laïcité ou une laïcité à la française au Liban, surtout que « l’Oriental ne supporte pas d’écarter la foi de la sphère publique »[13]. En outre, une ambiguïté linguistique causée par la langue arabe complique davantage la tâche puisque « laïcité » et « sécularisme » se traduisent tous les deux par un seul terme : « ‘almaniyya » (علمانيّة). Or il s’agit de deux concepts différents face auxquels Khodr adopte des attitudes différentes, puisqu’il n’émet pas de réserve sur la « laïcité », synonyme pour lui « d’État civil » (الحكم المدني), mais rejette le « sécularisme » qu’il considère comme une philosophie écartant Dieu et tout ce qui s’y rapporte de la politique et de la vie intellectuelle.

 

L’État civil prôné par Khodr préserve la diversité spirituelle et lui garantit son rôle au sein d’une patrie laïque. Il en fut ainsi dans l’empire byzantin, qui n’était pas une théocratie et où le gouvernement s’effectuait dans le cadre d’une symphonie entre l’État et la religion. L’empereur ne gouvernait pas l’Église et l’Église ne gouvernait pas l’Empire[14]. Et le théologien orthodoxe de poursuivre : « J’ai appris des historiens musulmans contemporains que les spécialistes de la religion étaient en général à distance de la politique et qu’ils étaient la conscience des califes[15]. » Ainsi, l’État civil, celui dont les lois sont positives, est l’une des solutions qu’il faudrait adopter pour résoudre les problèmes que cause le confessionnalisme au Liban. Mais cela ne reste qu’une mesure extérieure, rappelle Khodr, utile certes, mais insuffisante puisque : « La laïcité est une solution administrative pour les problèmes de l’État, mais elle n’est pas une solution philosophique. Ignorer ce qui existe dans les esprits et ce qui les active ne bâtit pas une société unifiée[16]. »

La tendance laïque supposant un changement de régime

 

Grégoire Haddad : pour une laïcité globale

 

      Grégoire Haddad, dit l’évêque rouge, milite depuis plusieurs décennies en faveur d’un régime politique laïc au Liban[17]. Il s’agit plus précisément d’une laïcité contextuelle, dite globale en raison de son application dans tous les domaines, positive vis-à-vis des religions et profitant de certains de leurs acquis. Tout au long de ses analyses, Haddad appuie ses réflexions par des références bibliques et coraniques pour prouver l’entière compatibilité entre la laïcité et la foi. Par ailleurs, les problèmes causés par le confessionnalisme sont à la source de sa pensée qui dénonce la substitution des droits des confessions, aux droits de l’homme.

 

La source du rejet de la laïcité au Liban est fondée pour Haddad sur une mécompréhension de ce qu’elle est, notamment en la considérant comme négative à l’endroit des religions, antireligieuse ou athée. Une « véritable connaissance de la laïcité »[18] ne mènerait pas à son rejet au Liban, car elle regroupe des valeurs fondamentales qui concernent l’épanouissement de l’être humain, dans toutes ses dimensions, notamment religieuses, tout en sachant qu’elle n’est ni chrétienne ni musulmane, ni orientale ni occidentale ; la laïcité est universelle. Ainsi, Haddad s’oppose à de quelconques applications partielles de laïcité au Liban, et prône une laïcité globale qui « affirme l’indépendance du monde dans toutes ses structures, ses dimensions et ses valeurs vis-à-vis de la religion, de ses structures, de ses dimensions et de ses valeurs. Comme par exemple l’indépendance de l’État et de la société, de leurs institutions, de leurs lois, de leurs affaires et de leurs pouvoirs, des institutions, lois et pouvoirs religieux »[19]. Cette indépendance souligne la valeur intrinsèque du monde qui ne relève pas de la donnée religieuse. Toutefois, cette laïcité adopte une neutralité positive et respectueuse vis-à-vis des religions au point même de pouvoir adopter certaines valeurs religieuses qui vont dans le sens du bien temporel de l’être humain (sans pour autant les considérer comme divines, révélées ou immuables). L’enjeu consiste pour Haddad à maintenir la richesse culturelle religieuse libanaise en l’inscrivant dans un cadre non confessionnel, meilleur pour le citoyen, voire purificateur pour les confessions.

 

L’application de la laïcité globale devrait remédier à beaucoup d’impasses liées au confessionnalisme, à travers la substitution de l’unité nationale qui octroie à l’État une souveraineté sur tout le territoire à l’appartenance confessionnelle et au « fédéralisme des groupes confessionnels »[20]. La question identitaire se trouverait résolue car le Liban ne chercherait plus à être chrétien ou musulman, puisqu’il sera laïc et humaniste. Les partis pourraient être libérés de leurs recroquevillements confessionnels. La vie sociale, économique et politique ne dépendrait plus des équilibres confessionnels : que ce soit au niveau du développement des régions ou à celui des droits des individus et de leurs libertés personnelles. La gouvernance du pays ne s’effectuerait plus au nom des confessions mais au nom du peuple, ce qui rendrait possible le jugement des politiciens corrompus.  Quant à l’attitude positive de la laïcité vis-à-vis de la religion, elle permettrait la différenciation entre la foi et ses éléments d’un côté, et les fondements sociaux ou confessionnels de la religion de l’autre. Les croyants pourraient ainsi pratiquer la critique religieuse sans crainte et effectuer un retour aux sources de leur foi. Cette laïcité libérerait Dieu et la religion des défigurations qui découlent du mélange entre le politique et le religieux, et permettrait aux chrétiens et aux musulmans « sociologiques » de se débarrasser de la peur de la disparition puisque l’existence de tout citoyen et sa liberté seraient garanties par l’État, abstraction faite de l’appartenance confessionnelle[21]. Et enfin, la laïcité globale « affirme que l’être humain, tout être humain, est une valeur absolue pour l’État et ses institutions, pour la religion et ses institutions… il est le but final de toutes les institutions religieuses et civiques, et l’échelle absolue pour y opérer des changements… »[22].

 

Mouchir Aoun : pour une laïcité modérée à neutralité absolue

 

Mouchir Aoun propose l’abrogation du régime confessionnelle libanais et l’application d’une laïcité modérée à neutralité absolue, garante de la diversité confessionnelle libanaise. Cette proposition qui honore en même temps la composition religieuse de la société libanaise et la citoyenneté, et délivre les chrétiens et tous les Libanais des aliénations du confessionnalisme qui instrumentalise la diversité religieuse libanaise. Le philosophe maintient la ferme conviction que la pensée chrétienne s’épanouit davantage dans la laïcité et ne se plaît pas dans le renfermement confessionnel. Toute sa réflexion sur la question tente de le prouver.

 

La laïcité modérée trouve ses racines dans les données fondamentales de la foi chrétienne. Le lien entre la foi et la laïcité est profond, puisque celle-ci est « l’autre face de la foi véritable, et puisqu’elle est dans son essence extraite de la capacité critique contenue dans l’essence même de la foi »[23]. Le christianisme formule la laïcité à partir de ses plus profondes convictions de foi, tournant autour de la charité, de l’ouverture à l’autre et de son respect absolu. D’ailleurs l’évangile même est laïc et ne supporte pas le mélange entre le règne de César et celui de Dieu[24]. La laïcité modérée n’adopte certes pas l’ouverture de la foi vers l’absolu divin, mais elle garantit à chacun la possibilité de sa libre recherche de cette voie. Toutefois, les valeurs humaines contenues dans la foi chrétienne trouvent en la laïcité modérée un réceptacle. En séparant le temporel et le spirituel au niveau du pouvoir et en distinguant ces deux domaines au niveau de la vie, la laïcité modérée crée un rapport nouveau entre la pensée évangélique et la réalité plurielle de la convivialité libanaise. Le théologique entretient désormais un lien différent avec le social et le politique, différent de celui proposé par le confessionnalisme. Il ne s’agit plus d’un lien de pouvoir théologico-politique, mais de l’incarnation des valeurs humaines contenues dans les données de la foi chrétienne, au sein de la vie politique et sociale.

 

Si la laïcité s’est retrouvée faire face à beaucoup d’oppositions au Liban, c’est surtout en raison de l’amalgame qui a été fait entre laïcité et athéisme. La laïcité modérée qui s’oppose à toute forme d’athéisme systématique et idéologique est une laïcité souple et neutre qui sépare le pouvoir politique du pouvoir religieux, mais n’écarte pas les valeurs humaines compatibles avec les enseignements religieux et avec la charte des droits de l’homme. Ainsi, tous les Libanais peuvent profiter d’une valeur religieuse chrétienne ou musulmane. Toutefois, l’aspect pluraliste de la laïcité écarte les aliénations identitaires, le fanatisme et la violence. Face au recroquevillement confessionnel, la laïcité modérée offre aux confessions un espace de rencontre sain. L’instauration au Liban d’un État laïc qui gouverne à partir de la charte des droits de l’homme et des principes de dignité, de liberté, d’égalité et de fraternité, fait de la religion un élément de progrès spirituel et intellectuel[25].

 

      La laïcité modérée suppose ainsi « que le religieux et le politique doivent être définitivement séparés comme deux champs de compétence qui régissent deux types différents de besoins et deux secteurs distincts de la vie humaine. Quant aux valeurs fondamentales de la vie, le politique et le religieux doivent s’inspirer d’une charte commune de principes directeurs qui soient en mesure de donner sens à l’existence humaine tout entière. Une herméneutique consensuelle des principes majeurs de la vie commune, comme la liberté, la justice, la paix, la solidarité, est par conséquent la seule voie de salut offerte aux sociétés plurielles dont le Liban fait partie […]. Si je qualifie cette laïcité de modérée, c’est justement en raison de l’herméneutique consensuelle qui consiste à favoriser, par le débat et l’échange et l’émergence d’un contenu sémantique axiologique propre au contexte libanais et l’élaboration de la meilleure forme possible d’inscription juridique et de réalisation historique appropriée »[26]. La laïcité modérée est le champ politique, éthique et culturel de la rencontre des différentes composantes de la société libanaise, les chrétiens, les musulmans et les laïcs. La foi serait dans ce cadre une instance de renouveau pour la liberté de l’être humain, et la citoyenneté un principe qui permet à chacun d’édifier son humanité comme bon lui semble dans la cité. Diriger la cité relèvera ainsi de la responsabilité de tous les citoyens qui s’inspirent de leurs valeurs religieuses ou culturelles propres. Ce cadre exclut la contradiction qui peut exister entre la diversité des compréhensions de l’existence humaine et la vie dans la cité qui exclut dans sa législation les références métaphysiques et s’appuie sur la charte des droits de l’homme. Cela fera de la cause de l’être humain la cause première à partir de quoi s’élabore la nation, puisque la solidarité humaine dépasse toute appartenance nationaliste et confessionnelle.

 

Conclusion

 

Il n’y pas de doute que les questions de la citoyenneté et des droits de l’homme se trouvent, implicitement ou explicitement, au centre des revendications des pensées que nous avions étudiées. En outre, l’établissement de certaines justifications du régime laïc à partir de la théologie ou de l’histoire de la chrétienté orientale prend tout son sens dans un contexte où la religion a toujours un poids, plus ou moins déterminant. La citoyenneté et les droits de l’homme sont, plus que jamais, dans la foulée des « révoltes arabes » et de la montée vertigineuse des fondamentalismes religieux, une nécessité que chrétiens, musulmans et laïcs arabes doivent situer au centre de leurs combats sociaux et politiques. Mon souhait profond de théologien et de philosophe est qu’on défende un jour en Orient arabe, les droits de l’homme, avec au moins le même zèle qu’on utilise pour défendre les droits de Dieu.

 

Antoine Fleyfel

[1] « Les trois souillures du Liban sont le confessionnalisme, l’irrationalité et l’anarchisme » (Hayek M., « Hérite du Liban celui qui se passionne pour la liberté et la paix » (يرث لبنان من يتعشّق الحرّيّة والسلام), in An-Nahar, 22 mars 2005).

[2] Hayek M., Épître aux fils de notre génération (رسالة إلى بني جيلنا), Beyrouth, publications de l’Imprimerie catholique, 1970 p. 79-80.

[3] Aoun M., « À la source de la pensée religieuse arabe chrétienne contemporaine : Père Michel Hayek, un exemple singulier dans l’existentialisme théologique critique » (من بواكير الفكر العربي الديني المسيحي المعاصر الأب ميشال الحايك مثالا فذا في الوجودية اللاهوتية الناقدة), in An-Nahar, Annexe hebdomadaire, n° 705, 11 septembre 2005, p. 27.

[4] Moubarac Y., « Trois entreprises en Orient arabe », in Libanica, n° 24, 1987, in Corm G., Youakim Moubarac, un homme d’exception, Beyrouth, Librairie Orientale, 2004, p. 114.

[5] Moubarac Y., Palestine et arabité, Pentalogie islamo-chrétienne, Tome V, Beyrouth, éditions du Cénacle Libanais, 1972-1973, p. 205.

[6] Moubarac Y., Les Chrétiens et le monde arabe, Pentalogie islamo-chrétienne, Tome IV, Beyrouth, éditions du Cénacle Libanais, 1972-1973, p. 204.

[7] Moubarac Y., La chambre nuptiale du cœur, Approches spirituelles et questionnements de l’Orient syriani, Paris, Cariscript, 1993, p. 98.

[8] Khodr G., « L’État civil » (الحكم المدني), in An-Nahar, 23 janvier 2010.

[9] Id.

[10] Id.

[11] Khodr G., « Le confessionnalisme et l’appartenance » (الطائفيّة والانتماء), in An-Nahar, 5 décembre 1992.

[12] Khodr G., « L’abolition du confessionnalisme politique » (إلغاء الطائفية السياسية), in An-Nahar, 04 avril 1998.

[13] Khodr G., « Laïcité, confessions et pays » (علمانية وطوائف وبلد), in An-Nahar, 5 novembre 2002.

[14] Id.

[15] Khodr G., « L’Église et la politique » (الكنسية والسياسة), in An-Nahar, 15 août 1992

[16] Khodr G., « Où en sommes-nous du repentir national au Liban ? » (التوبة الوطنيّة في لبنان، أين نحن منها؟), Al Lika’ al Loubnani, Taanail, 31 octobre 1998.

[17] Il est notamment le fondateur du « Mouvement social », l’un des rares rassemblements non confessionnels au Liban, qui milite pour l’application d’un régime laïc au Liban. Pour aller plus loin, consulter : Karam K., Le mouvement civil au Liban : revendications, protestations et mobilisations, Paris, Karthala, 2006.

[18] Haddad G., La laïcité globale (العلمانيّة الشاملة), Mokhtarat, 3e éd., Zalka / Liban, 2005, p. 16.

[19] Ibid., p. 46.

[20] Ibid., p. 56.

[21] Force est de constater que les attaques qu’adresse Haddad au confessionnalisme et à ses effets, en parlant de laïcité, clarifient davantage sa critique religieuse radicale des Églises-confessions au Liban.

[22] Ibid., p. 66.

[23] Aoun M., Religion et politique (بين الدين والسياسة), Beyrouth, Éditions An-Nahar, 2008, p. 293.

[24] Cf. ibid., p. 318.

[25] Ibid., p. 208.

[26] Aoun M., « La fragilité libanaise, Paradoxes et malheurs du système confessionnel », article à diffusion restreinte, 2008, p. 6.

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