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Attention, nous ne sommes pas des “noun”, paru dans la revue de l’Œuvre d’Orient, Décembre 2014, n. 777

Attention, nous ne sommes pas des « noun »

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Suite à la prise de la ville de Mossoul par les terroristes de l’organisation dite État islamique (EI), les maisons des chrétiens de la ville furent marquées par la lettre « noun » en langue arabe « ن », abrégeant le terme « nasrani » qui se traduirait en français par « nazaréen ». Daech voulait signaler par ce signe discriminatoire et humiliant qu’elle soumettait les chrétiens au régime de dhimmitude[1], et que leurs propriétés sont désormais siennes. Par conséquent, ceux-ci ne tardèrent pas à évacuer la ville qui se trouva, pour une première fois depuis presque deux millénaires, privée de sa composante chrétienne.

En signe de solidarité dans biens des endroits du monde, des chrétiens ou des sympathisants brandirent le noun discriminatoire pour dire leur refus de cette barbarie et leur désapprobation. Le symbole d’humiliation se transformait en symbole d’union et d’indignation face à l’absurde. En France, le noun prit très vite de l’ampleur, et bien au-delà des premières réactions improvisées qui l’affichèrent avec fierté, il se transforma vite en slogan pour nombre d’associations et de groupes, à telle enseigne que d’aucuns le considèrent désormais comme le « symbole des chrétiens d’Orient ».

Il était tout à fait compréhensible qu’on eût utilisé le noun comme signe de protestation aux agissements de l’EI à Mossoul. Les intentions de ceux qui brandirent et qui brandissent toujours le noun sont plus que louables ; elles sont reçues avec beaucoup d’affection par les intéressés. Cet article ne voudrait point en douter, mais tout simplement, souligner l’aspect problématique de ce symbole. Plusieurs raisons invitent à le manier avec beaucoup de prudence et de recul ; je m’explique :

Primo. Le christianisme oriental est incommensurablement plus riche en symboles deux fois millénaires que ce noun, piètre invention de terroristes. Que de croix ou de calligraphies, des icônes ou des fresques, syriaques, arméniennes, assyriennes, byzantines ou arabes disent d’une manière tellement profonde leur histoire et leur héritage. Sur ce plan, considérer le noun comme leur symbole est excessivement réducteur.

Secundo. L’un des arguments avancés pour l’utilisation de ce noun est le sens du mot qu’il abrège, que d’aucuns traduisent avec fierté, nazaréen. Or, le terme arabe, nasrani, pouvant effectivement être traduit de la sorte, est discriminatoire pour les chrétiens d’Orient. Ceux-ci protestent depuis toujours en disant : nous ne sommes pas des nasara (pluriel de nasrani), mais des masihiyyin (chrétiens). Plus d’un théologien oriental a soulevé la différence entre les deux. Nasrani est le chrétien selon la vision musulmane, coranique. L’un deux, Georges Khodr (théologien antiochien orthodoxe), proteste en disant : « Nous ne sommes pas les nasara du Coran ». Ceux-ci auraient effectivement été hérétiques. Michel Hayek (théologien maronite) quant à lui considère que Mahomet ne rencontra aucun chrétien, mais uniquement des nasara. Tout cela eut comme résultat une mécompréhension du christianisme, puisque l’islam primitif n’en connut que des versions « hérétiques ». Ajoutons que l’utilisation de ce vocable de « nasara » évoque pour les chrétiens le régime politique musulman discriminatoire de la dhimma qui les relègue à une citoyenneté de seconde zone au sein de la cité musulmane. Ainsi, le terme nasrani répugne en général le chrétien d’Orient. Les comportements et discours de Daech et ses sœurs ne font qu’augmenter le malaise.

Tertio. L’utilisation du noun est liée à un événement très particulier ayant eu lieu à Mossoul en 2014, et ayant concerné quelques milliers de chrétiens. Or, au Proche-Orient habitent presque onze millions de chrétiens, vivant des situations extrêmement diverses qui n’ont parfois rien à voir avec tout ce qu’il se passe en Irak. Les chrétiens de l’Égypte, du Liban, de Jordanie de Terre-Sainte, d’autres régions de l’Irak, et même nombre de ceux de Syrie, vivent des réalités politiques tout à fait différentes et font face à des difficultés autres, bien éloignée du danger de Daech voulant envahir leurs villes et leurs bourgs pour les réduire à la dhimmitude. Considérer le noun comme leur symbole équivaudrait à faire d’eux ce qu’ils ne sont pas.

Je ne voudrais guère par cet article sommer ceux qui brandissent le noun d’arrêter de le faire ; chacun est libre et responsable de ses choix. J’appelle tout simplement à ce qu’on tienne compte des éléments susmentionnés qui vont à l’encontre de la considération de cette lettre comme le « symbole des chrétiens d’Orient ». Oui, il fallait absolument être solidaire après la prise de Mossul ; je le fus ! Mais maintenant, il faut aller beaucoup plus loin que le noun dans sa solidarité, en empruntant des chemins qui tiennent compte de toutes les richesses et de la profondeur des identités des chrétiens d’Orient.

[1] Régime juridique musulman soumettant les chrétiens à une citoyenneté de seconde zone au sein d’un État musulman. La plupart des chrétiens d’Orient subirent ce régime (ou ses dérivées, comme les millets par exemple) pendant plus d’un millénaire. Ce n’est principalement qu’avec la fondation des États-nations dans le monde arabe, au XXe siècle, qu’il disparut.

Antoine Fleyfel

Décembre 2014

Un parcours sans faute, paru dans la revue de l’Œuvre d’Orient, septembre 2014, n. 776

UN PARCOURS SANS FAUTE

Compte-rendu du pèlerinage du pape François en Terre-Sainte

Oeuvre-d-Orient

Le pèlerinage du pape François en Terre sainte, du 24 au 26 mai dernier, est un événement particulier dans une région en quête d’une paix qui se fait tellement désirer. La compréhension de cette visite, désormais traditionnelle au sein de la papauté , exige la prise en compte d’un contexte compliqué.

Un contexte en perpétuelle mutation

Quelques semaines après le voyage de François en Terre sainte, cet événement paraît lointain tant la situation s’est dégradée depuis. En effet, Palestiniens et Israéliens, ceux-là même que le pape avait invités au dialogue et à la paix, sont derechef en train de s’affronter dans des combats d’une violence particulièrement meurtrière, surtout à Gaza, causant la mort de bien des innocents. Plus à l’Est, l’organisation dite État islamique en Irak et au Levant (EIIL) a occupé, avec une brutalité rare, de très larges parties de l’Irak qui s’ajoutent aux régions qu’elle occupait déjà en Syrie. Ce fut pour elle l’occasion de proclamer un supposé rétablissement du califat et de se rebaptiser État islamique (EI). L’unité du pays se trouve plus que jamais compromise, d’autant plus que les Kurdes évoquent officiellement l’indépendance de leur territoire . En Syrie, les combats font toujours rage, entre l’armée qui continue à gagner du terrain et les insurgés d’une part, et les différents groupes djihadistes entre eux d’autre part. Au Liban, le supposé « rétablissement du califat » fut reçu avec une euphorie potentiellement déstabilisante par des milieux islamistes, et ont entrainé une insécurité qu’on avait presque oubliée depuis quelques mois. Tous ces problèmes politiques et sécuritaires sont parfois vécus très difficilement par des communautés chrétiennes locales, notamment en Irak et en Syrie.

Un voyage en continuité avec celui de Benoît XVI, mais…

Il n’y a pas de doute, le voyage de François est en continuité avec celui de Benoît XVI. On y retrouve, à travers les discours et les rencontres officiels, les traits majeurs de la politique du Saint-Siège concernant le Moyen-Orient. Ils ne sont un mystère pour personne, puisque les trois derniers papes n’ont cessé de les rappeler. Ils reposent sur les principes suivants : promouvoir l’œcuménisme et le dialogue interreligieux ; œuvrer pour la résolution du conflit israélo-palestinien à travers la solution des deux États ; insister sur le respect des principes de la Charte des droits de l’homme et plus particulièrement la liberté de conscience ; s’engager par tous les moyens possibles pour l’avenir des communautés chrétiennes du Moyen-Orient. Sur le fond, François n’a rien ajouté de substantiel mais s’est inscrit dans une continuité franche avec la politique de ses prédécesseurs. Cependant, il faut relever trois éléments d’une importance considérable, indispensables pour comprendre la portée de cette visite.

Comparons cette visite avec celle de Benoît XVI en 2009 :
Le contexte est bien différent. Pour rappel, Benoît XVI avait comme but, entre autres, de résoudre des malentendus avec l’islam (le discours de Ratisbonne) et le judaïsme (levée de l’excommunication de l’évêque lefévriste négationniste Williamson). Les États avoisinants vivaient dans une certaine stabilité politique. François n’a pas à faire face à ce genre de problème, mais sa visite se fait alors que le Proche-Orient est embrasé. Sa visite revêt encore plus de poids lorsqu’on sait que cet embrasement est source de malaise et de difficulté pour bien des communautés chrétiennes, et augure d’un avenir sombre pour les Irakiens chrétiens.
Les deux visites ont ceci de commun : elles ont très vite été oubliées sur la scène politique proche-orientale. Non par manque d’égard pour ces deux personnes et leur message qui suscitent un grand respect au sein de toutes les religions, mais à cause d’une situation explosive qui se nourrit principalement d’enjeux politiques, économiques et militaires très complexes et peu perméables à la chose spirituelle dans son sens le plus noble.
Enfin, il faut souligner la différence de style entre les deux pontifes. Alors que Benoît XVI s’était montré très respectueux des us diplomatiques, extrêmement prudent dans tous ses dires et mouvements, et bien peu expressif, François affiche un tout autre style : la chose politique ne le laisse pas indifférent, mais les petites gens sont au centre de ses intérêts ; il ne manque pas de respect pour les textes officiels pré-rédigés, mais il manifeste un plus vif enthousiasme pour les improvisations ; il veut bien suivre les itinéraires préétablis, mais il s’arrête, de manière inattendue, à maints endroits sensibles, comme au pied du « mur de la séparation », acte très symbolique et courageux qu’on imagine très difficilement Benoît XVI faire.

Les messages forts de la visite

En Jordanie : dialogue islamo-chrétien et urgence de la paix
La première étape de la visite pontificale était, comme à l’accoutumée, en Jordanie. Dans ce royaume musulman  qui tient à ses chrétiens et leur offre un cadre épanouissant  très particulier au Proche-Orient, le pape a insisté sur l’importance du dialogue islamo-chrétien : « Je profite de cette occasion pour renouveler mon profond respect et mon estime pour la communauté musulmane, et manifester mon appréciation pour le rôle de guide joué par Sa Majesté le Roi dans la promotion d’une plus juste compréhension des vertus proclamées par l’islam. » La Jordanie est effectivement un partenaire sérieux du Saint-Siège pour le dialogue interreligieux. Mais en plus d’insister sur ce thème dans un contexte où le rejet de l’altérité devient malheureusement monnaie courante, François rappela sa position sur la guerre en Syrie, ce qui suscita des remous dans les milieux des va-t-en guerre : « Une solution pacifique à la crise syrienne est plus que jamais nécessaire et urgente. » En outre, loin d’être indifférent aux conditions des plus fragiles face aux conflits, il évoqua la situation des réfugiés palestiniens, irakiens et récemment syriens, tout en remerciant le gouvernement jordanien pour ses efforts d’accueil et son engagement pour la paix. Enfin, c’était à Béthanie, où il alla rencontrer des réfugiés et des jeunes handicapés que le pape manifesta particulièrement son intérêt pour les plus démunis : tous ont été frappés de le voir aller au devant d’une personne en fauteuil roulant qu’on peinait à monter sur l’estrade où il se tenait.
Ses gestes n’avaient surtout rien de superficiel ou d’exhibitionniste, mais étaient en adéquation parfaite avec une attention particulière qu’il prêta, durant tout son ministère, aux plus nécessiteux.

En Palestine : reconnaissance de la cause palestinienne et invitation des présidents au Vatican
L’étape suivante était la plus délicate, puisqu’il fallait se rendre sur la terre, témoin d’un conflit vieux de plus d’un demi-siècle. Tout en s’inscrivant dans la lignée de la politique du Saint-Siège en faveur de la cause palestinienne et de la solution des deux États , il fit un pas original consistant à se rendre dans les Territoires palestiniens sans traverser les barrages israéliens. Acte très symbolique de la reconnaissance du droit du peuple palestinien à avoir un État souverain et indépendant, François se rendit dans les Territoires, en hélicoptère, à partir de la Jordanie.
Cet acte n’a pas été un acte isolé, puisqu’il en effectua un autre encore plus percutant et significatif, en s’arrêtant, de façon tout à fait inattendue, devant le mur bâti par Israël (pour cause de sécurité, dit-il) et honni par les Palestiniens qui s’en trouvent asphyxiés. Ces derniers l’appellent le « mur de la honte » ou le « mur de la haine ». Malgré le danger diplomatique d’un tel acte, le pape se recueillit devant cette masse de béton brut et pria, très certainement pour la paix et pour la destruction de tout ce qui sépare les humains, les empêche de vivre ensemble et de se rencontrer.
De même, sa rencontre avec des enfants de camps palestiniens était porteuse d’un message fort pour la cause palestinienne. À ces petits qui brandissaient des papiers où étaient écrites des phrases appelant à la liberté du peuple palestinien et à la dénonciation de l’occupation israélienne, le pape répondit d’une manière claire, sans aucune ambiguïté, en accusant réception de leurs messages.
Enfin, c’est à l’issu de la messe célébrée à Bethléem qu’une invitation, elle aussi inattendue, fut adressée aux deux présidents, palestinien et israélien, pour se rendre au Vatican, et prier avec le pape, pour la paix. Les paroles du Saint Père étaient percutantes : « Dans ce lieu où est né le Prince de la Paix, je voudrais vous adresser une invitation, à vous Monsieur le Président Mahmoud Abbas, ainsi qu’au président Shimon Peres, à élever ensemble avec moi une prière intense pour demander à Dieu le don de la paix. J’offre ma maison au Vatican pour que cette rencontre de prière ait lieu. Tous, nous voulons la paix. »

En Israël : reconnaissance du droit d’Israël à exister, nécessité du dialogue interreligieux, impératif de l’œcuménisme
Tous ces gestes forts à l’adresse des Palestiniens et de leur cause suscitèrent de nombreuses craintes d’incidents diplomatiques avec Israël. On pouvait déjà deviner un certain malaise du côté de l’État hébreu, puisqu’à l’accueil du pape par les hautes autorités, bien des ministres étaient absents. Cependant, il n’y eut ni incident diplomatique ni malaise politique. Au contraire, François réussit à effectuer un « parcours sans faute » comme qualifié par le Courrier international . Celui-là même qui assurait, il y a quelques heures, le peuple palestinien de son appui pour l’obtention de ses droits, rassura le peuple israélien, et plus particulièrement les juifs, sur le droit d’Israël à exister. Il le dit d’une manière claire : « Qu’il soit universellement reconnu que l’État d’Israël a le droit d’exister et de jouir de la paix et de la sécurité dans des frontières internationalement reconnues. » Et, pour continuer dans ce sens, il fit un acte symbolique très fort. Non seulement il visita le mur des lamentations et le mémorial de Yad Vashem, comme son prédécesseur, pour dire toute la solidarité du Saint-Siège et sa compassion pour les victimes et leurs familles, et pour dénoncer ce crime majeur contre l’humanité , mais il alla plus loin en visitant la sépulture de Theodor Herzl. Quand on sait que ce dernier est le fondateur du sionisme, mouvement à la source de la création de l’État d’Israël, on peut comprendre sans ambiguïté la portée d’une telle visite, saluée par bien des israéliens. François est très conscient que pour résoudre le conflit, il faut reconnaître aux uns et aux autres le droit d’exister et respecter leurs héritages, leurs craintes, leurs souffrances et leurs espérances.

L’insistance sur le dialogue interreligieux ne s’est pas limitée à la visite en Jordanie. François poursuivit son engagement dans ce sens en rencontrant le grand mufti de Jérusalem et les deux grands rabbins d’Israël. Aux uns et aux autres, il rappela l’appartenance commune à Abraham et insista derechef sur le message de la paix.

Mais l’apothéose du voyage fut sans aucun doute la rencontre avec le patriarche œcuménique Bartholomée au Saint-Sépulcre. Cinquante ans après la rencontre du pape Paul VI avec le patriarche Athénagoras, François insista sur la réalité œcuménique qui ne constitue pas seulement une nécessité pour l’avenir des chrétiens en Orient, mais qui est une obligation ecclésiale. Ce moment fut très rare et unique, parce qu’on y vit rassemblées les plus hautes autorités des Églises chrétiennes traditionnelles. La pentarchie du premier millénaire était là, présente à travers différentes branches des familles catholiques et orthodoxes. Ainsi, Rome, Constantinople, Jérusalem, Antioche et Alexandrie étaient représentés par leurs évêques, dits pape, patriarche œcuménique ou patriarche tout court ! En ce lieu le plus sacré du christianisme, dénommé « cathédrale de la Résurrection » par les chrétiens arabes, François et Bartholomée prièrent ensemble, se prosternèrent ensemble et se tinrent l’un à côté de l’autre avec piété et humilité exprimant le désir d’en finir avec une rupture de la communion qui blesse le témoignage chrétien. Car la recherche de la communion correspond à l’une des confessions primordiale du christianisme : « Chaque fois que, dit le pape François, ayant dépassé les anciens préjugés, nous avons le courage de promouvoir de nouvelles relations fraternelles, nous confessons que le Christ est vraiment ressuscité ! ». Et c’est dans ce contexte œcuménique que le pape rappela les difficultés vécues par les chrétiens au Moyen-Orient, tout en disant des paroles qui exhortent aussi, à leur manière, à l’unité : « Quand des chrétiens de diverses confessions se trouvent à souffrir ensemble, les uns à côté des autres, et à s’entraider les uns les autres avec une charité fraternelle, se réalise un œcuménisme de la souffrance, se réalise l’œcuménisme du sang, qui possède une particulière efficacité non seulement pour les contextes dans lesquels il a lieu, mais aussi, en vertu de la communion des saints, pour toute l’Église. Ceux qui, par haine de la foi tuent et persécutent les chrétiens, ne leur demandent pas si ce sont des orthodoxes ou des catholiques. Ce sont des chrétiens. Le sang des chrétiens, c’est le même. »

Conclusion

Les temps forts de ce pèlerinage rappellent les engagements de la papauté mais soulignent aussi le charisme propre de François. Les événements actuels n’invalident en rien son importance et la portée des actes posés. Dussent-il rester enfouis dans le silence de la souffrance et l’espérance d’un avenir meilleur, ils sont indubitablement les fondements d’un futur que tellement de proche-orientaux espèrent…

Antoine Fleyfel

septembre 2014

Les chrétiens arabes d’Orient, paru dans le magazine Moyen-Orient, octobre-décembre 2013.

Les chrétiens arabes d’Orient : présence et conditions d’avenir

L’ampleur des crises qui traversent le Moyen-Orient révèlent de violents conflits dont les acteurs sont les différentes franges religieuses, politiques et confessionnelles de l’islam. Pourtant, les difficultés qu’affrontent les chrétiens d’Orient, une communauté estimée à environ 10 millions de personnes en 2013 et présente dans l’ensemble des pays arabes de la région, ne sont pas moindres : l’instabilité politique en Égypte et la guerre syrienne les touchent de plein fouet.

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L’expression « chrétiens d’Orient » est ambiguë. L’histoire du concept et les différents contenus qu’on lui assigne en compliquent la compréhension. Nous aurions préféré nous en passer, mais son utilisation désormais généralisée nous en empêche. Soulignons cependant le fait que presqu’à chaque fois qu’il est question des « chrétiens d’Orient », on parle d’une manière plus précise des « chrétiens arabes », c’est-à-dire les citoyens chrétiens des six nations du Proche-Orient arabe, à savoir : le Liban, la Syrie, la Jordanie, l’Irak, l’Égypte et les Territoires palestiniens, liste à laquelle on peut ajouter Israël (cf. carte). Le qualificatif d’« arabes » n’est ni ethnique, ni politique, ni religieux, mais culturel et national. Ces chrétiens sont dans leur écrasante majorité de culture et de langue arabe ; et ils appartiennent, exception faite de l’État hébreu (1), à des pays arabes. Ainsi, c’est précisément d’eux qu’on parle lorsque qu’on utilise l’expression « chrétiens d’Orient », sans toutefois exclure le fait que ceux de Turquie, d’Iran ou d’autres pays de la région peuvent être appelés de la sorte.

La réalité des « chrétiens arabes » est variée ; elle dépend de la diversité des contextes politiques dans lesquels ils sont présents. Ainsi, tout discours qui en traite comme un phénomène uniforme est à écarter. La situation des Libanais n’a effectivement rien à voir avec celle des Égyptiens ou des Irakiens. Selon les différents États, ils sont bien ou mal représentés politiquement ; dans un pays ils vivent des difficultés alors qu’un autre les protège ; certains régimes les considèrent comme partenaires et d’autre agissent avec discrimination ; de certaines régions ils fuient et dans d’autres ils prospèrent. Enfin, ces chrétiens subissent en général des tensions, des bouleversements et des circonstances qui sont presque identiques pour tous, même si leur présence répond parfois à une logique politique et sociale propre. Cependant, au moins cinq traits concernent la majorité des « chrétiens arabes » : la grande diversité de leurs Églises et leurs histoires conflictuelles ; l’appartenance à l’arabité en tant que donnée culturelle et civilisatrice ; le partage de la terre avec l’islam ; le rapport à la cause palestinienne, ainsi que les conséquences du conflit israélo-arabe ; le rapport historique, heureux ou malheureux, avec l’Occident. Ces traits ont des répercussions évidentes sur leur présence et permettent de se faire une idée des défis que les « chrétiens arabes » auraient à relever pour l’avenir de leur présence au Machrek.

 

Géographie confessionnelle du Liban et de la Jordanie

Considéré comme le refuge des chrétiens en Orient, le Liban est un pays au système politique élaboré pour protéger les minorités, notamment les chrétiens. La formule protectrice dite « régime confessionnel » repose sur le Pacte national établi en 1943 entre chrétiens et musulmans. L’un de ses principes majeurs suppose la répartition du pouvoir entre les communautés religieuses : le président de la République et le chef de l’armée doivent être maronites, le Premier ministre sunnite et le président de la Chambre des députés chiite. Jusqu’à l’accord de Taëf de 1989, qui mit fin à la guerre civile (1975-1990), les chrétiens jouissaient d’une prééminence politique, notamment à travers les compétences du chef de l’État. Celui-ci avait de larges privilèges en matière de pouvoirs exécutifs et législatifs, mais le texte de Taëf en transféra la majorité au Conseil des ministres et au Parlement. La période d’occupation syrienne (1990-2005) n’arrangea guère les choses et priva les chrétiens de toute participation sérieuse à la gouvernance du Liban, où le pouvoir politique des sunnites et des chiites prit une considérable ampleur. En 2013, ils exercent une certaine influence, notamment avec le Bloc du changement et de la réforme, coalition qui représente le Courant patriotique libre de Michel Aoun et ses alliés.

Les Églises, témoins d’une grande vitalité, notamment la maronite (2), jouent toujours un rôle déterminant à bien des égards : universités, écoles, hôpitaux, centres de recherche et de dialogues, politique, maisons d’édition, médias, presse, patrimoine, etc. Par ailleurs, les chrétiens détiennent toujours un pouvoir économique considérable. En l’absence de recensement officiel, il est difficile d’avancer des chiffres fiables, mais les chrétiens représenteraient un peu moins de 40% de la population. Même si l’avenir des Libanais chrétiens n’est pas sombre, il dépend dans une large mesure des conséquences du conflit fratricide qui oppose le sunnisme et le chiisme politiques en Orient.

Les Jordaniens chrétiens sont parmi les moins connus. Si les autorités veillent, peu ou prou, sur ses eux, il existe des difficultés et des craintes de plus en plus amples face à une « islamisation » de la société. Le royaume est une monarchie héréditaire dotée d’un système gouvernemental. Même si sa religion est l’islam, l’État se porte garant de la liberté de culte et de religion, et reconnaît les communautés chrétiennes qui jouissent d’une certaine autonomie de droit privé. Ce positionnement de principe est pour les chrétiens source d’épanouissement, d’autant qu’il est complété par diverses mesures politiques « rassurantes ». Ainsi, ils sont surreprésentés au Parlement : sur les 60 sièges de la chambre haute, le roi nomma en 2010 six chrétiens (10%), presque trois fois leur poids démographique. Sur les 150 sièges de la chambre basse, 10 sont occupés par des chrétiens en 2013 (6,6 %).

Les estimations les plus optimistes avancent que les Jordaniens chrétiens seraient un peu moins de 4% de la population. La Jordanie reconnaît onze Églises qui forment un Conseil consultatif du gouvernement pour toutes les affaires chrétiennes. Les trois plus importantes sont la grecque orthodoxe, la grecque catholique et la latine. Elles témoignent d’un grand engagement social, notamment sur le plan de l’éducation. Par ailleurs, la communauté chrétienne détiendrait une partie considérable de l’économie jordanienne. Toutefois, elle éprouve divers malaises. Parmi les causes les plus importantes, nous pouvons citer le transit de nombre d’Irakiens chrétiens fuyant leur pays, la radicalisation islamiste de certaines franges de la société et l’absence de l’enseignement religieux dans les écoles publiques pour les élèves chrétiens.

L’Irak et la Palestine, lieux de souffrances et de résistance

La situation catastrophique vécue par les Irakiens chrétiens depuis l’invasion américaine de 2003 n’est pas le premier événement ayant causé un exode. Ils vécurent différents revers de ce genre durant l’histoire, pendant la période britannique (1914-1958) et celle du parti Baas (1968-2003). Ainsi, entre 1980 et 1988, ils subirent les conséquences de la guerre avec l’Iran (on estime à 10 000 les chrétiens irakiens morts sur le front), et souffrirent ensuite la politique restrictive de Saddam Hussein qui, en quête de légitimité, se recentra sur l’identité arabe et islamique du pays. Depuis l’occupation américaine en 2003, ils sont victimes d’assassinats et d’incidents graves, d’intimidations, des facteurs incitant au repli ou à l’exil. Toutefois, nombreux sont ceux qui restent certains relèvent le défi de la présence : en 2013, les chrétiens représenteraient entre 1 % et 1,5 % de la population. Les chaldéens (catholiques) sont les plus nombreux (plus des deux tiers) ; ils sont suivis par les syriaques et les assyriens. La Constitution de 2005, selon laquelle l’islam est religion d’État, leur offre des garanties culturelles et religieuses. Cependant, aucun quota ne leur est réservé au Parlement. L’interminable situation d’insécurité soulève de sérieuses inquiétudes quant à leur avenir.

En Terre sainte, c’est-à-dire sur le territoire correspondant à l’ancien mandat britannique de Palestine (1920-1948), les chrétiens subissent les lourdes conséquences du conflit, notamment dans les Territoires occupés. Suite au partage de 1947, de violents affrontements opposèrent juifs et arabes, ce qui rapprocha les chrétiens et les musulmans palestiniens qui subirent ensemble les exodes et les guerres. Certains firent partie intégrante de la résistance, dont des figures importantes, comme le prêtre latin Ibrahim Ayad, membre du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), l’évêque grec catholique Hilarion Capucci, les orthodoxes Georges Habache, fondateur du Front populaire de libération de Palestine (FPLP), et Nayef Hawatmeh, du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP). Cependant, l’engagement chrétien ne se limite pas aux domaines politiques et idéologiques, beaucoup moins importants au XXIe siècle. Les Églises, à travers diverses figures et centres de recherches, sont engagées pour le dialogue et sont porteuses d’une mission sociale et éducative majeure. Leur engagement pour la cause palestinienne trouve sa meilleure expression dans le document Kairos-Palestine (2009).

Treize communautés chrétiennes sont reconnues par les autorités palestiniennes et israéliennes. Les Églises grecques orthodoxes et catholiques ont le plus de fidèles ; l’Église latine arrive en troisième rang. En 2013, dans les Territoires occupés, les chrétiens représentent environ 1,4% de la population, et en Israël 2,1%. La Loi fondamentale de l’Autorité palestinienne offre des garanties confessionnelles de droit privé aux chrétiens qui se trouvent surreprésentés au Parlement : sur les 66 députés, six doivent obligatoirement être chrétiens. De son côté, l’État hébreu, qui reconnaît la liberté de conscience et de culte, n’offre aucune garantie de représentativité politique.

L’Égypte et la Syrie : la citoyenneté face au conflit

Les Égyptiens chrétiens sont les champions de la démographie en valeur absolue : représentant presque 8 % de la population, ils seraient presque sept millions. Ainsi, deux chrétiens sur trois au Machrek arabe sont Égyptiens. Cependant, leur problème principal réside dans le fait qu’ils ne participent pas à la gouvernance de leur pays à hauteur de leur poids démographique, ni même historique. Au contraire, ils subissent une situation de sous-citoyenneté, notamment sous Gamal Abdel Nasser (1954-1970), les reléguant à un rang politique et social secondaire par rapport au citoyen type, le musulman sunnite. Cela fait du combat pour la citoyenneté leur cause par excellence, laquelle fait face à nombre de difficultés, notamment des violences qu’ils subissent depuis les années 1970.

Il existe plusieurs Églises en Égypte, mais la plus importante est la copte orthodoxe, qui représente 90 % des chrétiens. Elle est suivie par la copte catholique et la copte protestante. Les renouveaux monastiques et spirituels successifs menés au sein de l’Église copte orthodoxe – sous l’égide des deux papes, Cyrille VI et Chénouda III – à partir des années 1960 en firent une communauté vivante. Néanmoins, le revers de la médaille est un vécu de foi beaucoup plus déterminé par la piété que par la recherche théologique critique, ainsi que par une cléricalisation accrue.

Les différentes Constitutions témoignent de la problématique citoyenne et d’une tension entre une Égypte laïque et une autre islamique. Tous les textes ont jusque-là souligné l’égalité des citoyens devant la loi « en droits et en devoirs publics, sans distinction de sexe, d’origine, de langue, de religion ou de dogme ». Cependant, ce principe se heurte toujours à l’article 2 qui stipule : « L’islam est la religion de l’État, la langue arabe sa langue officielle, les principes de la loi islamique constituent la source principale pour légiférer ». Ainsi prend place une tension entre citoyenneté et islamité qui se manifeste par un statut de sous-citoyenneté pour les chrétiens. Ceux-là se trouvent presque exclus des hauts postes de la fonction publique et largement sous-représentés : dans l’Assemblée du peuple issue des élections de 2011-2012, ils avaient 11 sièges sur 508. Par ailleurs, ils subissent de nombreuses discriminations. Les Égyptiens chrétiens participèrent en grands nombres à la révolution en 2011. Depuis, ils se rangent en majorité du côté de l’armée, ce qui leur a valu des attaques violentes effectuées par des islamistes présumés, dans le cadre des événements relatifs à la destitution du président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013.

En Syrie, après plus de deux années de guerre, il est difficile de parler de la situation des chrétiens. Il convient néanmoins de souligner que le Baas, au pouvoir depuis 1970, a une dette historique envers eux : l’orthodoxe Michel Aflak (1910-1989) est l’un des fondateurs et idéologues du parti. Ce dernier voulait créer une assise laïque commune aux chrétiens et aux musulmans, sur fond d’arabisme teinté d’islamité et de socialisme révolutionnaire. En outre, ce régime, ayant à sa tête des alaouites, une minorité qui représente un peu plus de 10 % des Syriens, trouve en la communauté chrétienne un allié naturel. Celui-ci se complait dans cette alliance garante d’une liberté absolue de pratique religieuse, et d’un considérable épanouissement social, économique et politique. Le prix à payer est l’appui indéfectible au régime, ce que la plupart font par conviction ou par nécessité.

La Syrie, un pays laïque, est dotée d’une Constitution teintée d’islamité : la religion du président de la République est obligatoirement l’islam, et la Charia « jurisprudence islamique » est une source de législation. Cependant, les chrétiens jouissent de garanties constitutionnelles respectant leur spécificité culturelle et religieuse. En outre, ils sont présents presque partout dans la fonction publique, même jusqu’à la tête de l’armée (3). Dans la société, ils jouent un rôle économique important, notamment dans les domaines industriels, commerciaux, mais aussi dans les professions de médecins, avocats, professeurs, ingénieurs et journalistes.

Les grecs orthodoxes sont de loin les plus nombreux parmi les chrétiens. Ils sont suivis par les grecs catholiques, les arméniens orthodoxes et les syriaques orthodoxes. Les hiérarchies religieuses se sont toujours rangées du côté du régime d’une manière explicite, voire militante, ce qui leur a valu beaucoup de critiques après le début des soulèvements en 2011. Mis à part quelques opposants, dont Michel Kilo, il ne semble pas que les Syriens chrétiens aient changé de bord, moins par attachement excessif à un régime qui doit se réformer à leur yeux, que par la crainte de l’insurrection islamique, d’une insurrection fortement teintée d’islamisme, qui ne les a pas encore rassurés d’une manière significative. Leur avenir est aussi trouble que celui du pays.

Le combat de l’autre dans la société

La question de la présence chrétienne au Proche-Orient arabe ne se résume pas par les simples dimensions religieuses ou culturelles. En soi, les « chrétiens arabes » constituent une richesse inestimable, mais leur présence dans la société représente une réalité politique fondamentale, celle de l’altérité. Ils sont dans les sociétés arabes, presque toutes déterminées par la vision théologique musulmane du monde, l’« autre », le « différent » et le « miroir » peut-être. Ainsi, s’engager pour leur cause ne se réduit pas à un engagement religieux ou confessionnel, mais correspond à engagement humain et citoyen qui concerne tous les Arabes. Par conséquent, le combat pour la présence chrétienne au Proche-Orient arabe devient un combat laïque afin d’édifier des sociétés citoyennes garantes de la diversité religieuse et culturelle.

Toutefois, répondre à la question sur quel sera le futur des communautés chrétiennes est très difficile à formuler puisqu’on est toujours incapable d’apprécier l’avenir de toute la région, eu égard aux bouleversements successifs qui y prennent place. Il reposera au moins sur la responsabilité d’eux-mêmes, des musulmans et de l’Occident.des appuis, à l’Occident et à l’Est. Il dépendra de leurs engagements divers dans leurs pays, aux niveaux économiques, politiques, associatifs, éducatifs, sanitaires ; des actions de leurs Églises, notamment du dialogue œcuménique et du rapprochement, car il n’est pas question pour une communauté seule de relever le défi de la présence. Si avenir il y a pour les « chrétiens arabes », c’est un avenir qu’ils devraient faire ensemble, mettant de côté les lourds héritages historiques de schismes et de rejets dogmatiques. Par ailleurs, la question du dialogue avec l’islam doit être toujours primordiale : pas de salut politique pour les chrétiens en Orient sans cela. Ainsi, les attitudes de rejet de la religion musulmane et des musulmans – amplifiées dans le contexte des événements en Syrie –, ou les idéologies fantasmagoriques magnifiant un Orient chrétien glorieux sont des plus nuisibles à l’avenir des « chrétiens arabes ». Il incombe à l’islam, durant cette période trouble, d’effectuer de nombreux efforts qui se révèlent cruciaux dans certains pays. Les musulmans proche-orientaux sont responsables de l’avenir des chrétiens, et les deux communautés ont tout intérêt à œuvrer conjointement pour l’avenir, d’autant plus qu’ils ont besoin les uns des autres pour l’édification d’une cité humaine fondée sur la justice, la démocratie et la diversité. Les entreprises de dialogue et d’action commune avec l’islam sont une tradition au Proche-Orient, mais se trouvent teintées d’un certain essoufflement, voire de beaucoup d’aspects folkloriques qui nuisent aux exigences de ces exercices. Il appartient aux « chrétiens arabes » de poursuivre leur engagement dans cette voie, avec le plus grand sérieux, d’autant que le dialogue franc et authentique est l’un des antidotes majeurs à la violence du fanatisme.

Antoine Fleyfel

NOTES

(1) Bien que la majorité des chrétiens de nationalité israélienne (environ 161 000 personnes en 2013) sont de culture arabe.

(2) Deux Libanais chrétiens sur trois sont maronites. En importance numérique, les Églises grecque orthodoxe et grecque catholique arrivent en deuxième et troisième rang.

(3) On retiendra par exemple le général Youssef Chakkour, chef d’état-major entre 1972 et 1974 ?, ancien vice-ministre de la Défense, et le général Daoud Rajha, ministre de la Défense assassiné le 18 juillet 2012 lors d’un attentat.

Répercussions de la crise syrienne sur le Liban, paru dans la revue de l’Œuvre d’Orient, décembre 2013, n. 773

Répercussions de la crise syrienne sur le Liban

 Oeuvre-d-Orient

 

Accepter, nuancer ou refuser l’idée d’un destin commun qui unit le Liban et la Syrie est une chose, et les conséquences géopolitiques résultant des liens étroits qui existent entre ces deux pays en est une autre. En effet, ceux-ci ne sont pas juste deux entités politiques qui se jouxtent, mais des réalités économiques, humaines, religieuses, géopolitiques, culturelles et historiques qui s’interpénètrent d’une manière profonde, bon an mal an. Ainsi, la crise que traverse la Syrie depuis février 2011 a des répercussions directes sur le Liban qui s’en trouve affecté à bien des égards, et qui frôle la paralysie à certains niveaux. Cependant, si la guerre libanaise (1975-1990) et la période d’occupation syrienne qui dura jusqu’en 2005 témoignèrent de l’hégémonie de la « sœur Syrie » – comme la dénomment ses partisans au Liban, la donne est depuis 2011 fort différente. Le Liban n’est plus uniquement dans la position de l’exploité, mais la Syrie est elle-même instrumentalisée par des forces politiques libanaises, dont certains s’en servent comme champ de bataille. Néanmoins, force est de constater que les conséquences de la crise qui débordent sur le Liban l’affaiblissent considérablement à plus d’un plan, notamment politique et économique. Cet article voudrait examiner toutes ces questions à travers des pistes d’analyse effectuées 33 mois après février 2011.

Les réfugiés syriens et les dangereuses conséquences économiques

Le Liban accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens dans la région, et la situation inhumaine et insalubre dans laquelle vit une majorité d’entre eux ne les concerne pas uniquement. Leur établissement – temporaire dit-on – sur le sol libanais, a des retombées qui sont selon toute vraisemblance négatives pour le pays du Cèdre, et ce, à bien des égards. De prime abord, le nombre des réfugiés pourrait augurer d’une catastrophe humaine liée à un déséquilibre démographique inquiétant. Le nombre des Syriens actuellement présents au Liban aurait dépassé le million, ce qui correspond au quart du nombre des Libanais, estimés à plus de quatre millions. Si cela inquiète les communautés religieuses toujours soucieuses de leur démographie, notamment les chrétiens, c’est au niveau des infrastructures très fragiles du Liban que le problème le plus grave se situe. Force est de rappeler que les Libanais accueillent les Syriens avec solidarité, n’oubliant pas qu’ils furent accueillis en Syrie à plus d’une occasion malheureuse (notamment la guerre de 2006). Cependant, les capacités d’accueil du Liban atteignirent depuis bien longtemps le fait de leurs capacités, et les effets de la présence des réfugiés se ressentent partout, comme par exemple dans nombre d’écoles qui peinent à accueillir tous les enfants des réfugiés, dans des hôpitaux qui n’arrivent plus à assurer les lits nécessaires et même au niveau de l’électricité (coupures plus importantes dues à une plus grande consommation). Dans les 15 mois à venir, l’État libanais va devoir débourser des milliards de dollars pour subvenir aux besoins des services publics, ce qui aggravera le déficit budgétaire s’élevant actuellement à 9,4 % du produit intérieur brut (PIB).

Par ailleurs, l’impact du nombre de réfugiés touche de plein fouet l’économie libanaise et compromet la croissance. Selon le témoigne d’Éric le Borgne, économiste principal pour le Liban auprès de la Banque mondiale, « sans la crise, le Liban aurait enregistré une croissance économique de 4,4 % au lieu du maigre 1,5 % qui est prévu pour 2013 »[1]. En outre, en raison de la présence de la main d’œuvre syrienne bon marché, la pauvreté est en train d’atteindre les classes sociales libanaises les plus pauvres, largement concurrencées par les tarifs très bas des travailleurs syriens. Selon le rapport de la Banque mondiale publié à Beyrouth le 31 octobre 2013, cela pourrait augmenter le chômage au Liban jusqu’à 10 % d’ici fin 2014. Ce même rapport estime à 2,5 milliards de dollars la somme nécessaire pour ramener le Liban au niveau qu’il avait avant la crise. De plus, la même banque estime que le nombre des réfugiés atteindra 1,6 millions fin 2014, ce qui représente 37 % de la population libanaise.

Neutralité, paralysie et positionnements politiques

 

En apparence, le positionnement officiel du Liban vis-à-vis de la crise syrienne se résume par une politique dite de « dissociation », de maintien à distance, une forme de neutralité distante des parties en conflit. Cependant, cette dite politique qui évite peut-être au Liban certaines conséquences fâcheuses n’est en fait qu’une paralysie de l’État qui se trouve, à quelques exceptions près, incapable de gérer beaucoup de dossiers internes, notamment sécuritaires. Effectivement, l’armée libanaise et les forces de l’ordre peuvent rarement intervenir pour résoudre une situation sécuritaire compromettante, faute d’appui politique, comme la formation de milices armées locales, le commerce d’armes, l’utilisation de certaines régions libanaises comme bases arrière pour les insurgés syriens, ou des affrontements entre milices libanaises pro- ou anti-Assad[2]. À plusieurs reprises, l’armée dut perdre plusieurs militaires dans des régions du nord ou du sud Liban avant de pouvoir intervenir, d’une manière très ponctuelle, mais efficace.

La paralysie du Liban se constate de même au niveau du gouvernement. Démissionnaire depuis mars 2013, il n’a, en principe, pas les compétences pour traiter les dossiers essentiels au bon fonctionnement de l’État, et ils sont bien nombreux. Par ailleurs, la personne choisie depuis plusieurs mois pour former un nouveau gouvernement d’union nationale peine à remplir sa tâche à cause des blocages locaux et régionaux. La paralysie se manifesta de même au niveau des élections parlementaires qui n’eurent pas lieu en 2013 à cause des blocages politiques. Ainsi, on prolongea le mandat du Parlement pour deux ans.

Par ailleurs, les conséquences politiques de la crise se ressentent dans la tension accrue qui existe entre les deux coalitions politiques au Liban, radicalement opposées sur le dossier syrien. Il s’agit d’un côté de la coalition dite du « 8 mars », pro-Assad, composée principalement du Hezbollah (shiite), du Courant patriotique libre de Michel Aoun (chrétien), du parti Amal (shiite) et du parti Marada (chrétien), et d’un autre côté de la coalition dite du « 14 mars », anti-Assad, composée principalement du Courant du futur de Hariri (sunnite), du parti des Forces libanaises (chrétien) et du parti Kataëb des Gemayel (chrétien). Même si des discours voulant éviter la confessionnalisation de la tension au Liban existent toujours, cette opposition peut très facilement prendre la tournure d’un conflit sunnite-shiite. Ce qui n’exclut pas des alliances de sunnites avec la coalition du « 8 mars », et des alliances shiites avec la coalition du « 14 mars ». Quant aux chrétiens, ils paraissent plus que jamais divisés, et incapable de s’unifier politiquement pour s’imposer en tant qu’acteur déterminant pour la situation actuelle du Liban. L’opposition parfois radicale entre ces deux composantes politiques majeures du Liban est un facteur de tension continu.

Oppositions militaires

 

Bien au-delà des problèmes politiques et économiques causés par le conflit syrien, celui-ci a des retombées sécuritaires sur le Liban qui dépassent de loin l’utilisation de certaines régions frontalières comme bases arrière pour l’insurrection. Au moins deux événements sont à souligner, l’un assez ponctuel, et l’autre qui se révèle bien pérenne.

Le premier est celui du religieux sunnite salafiste en fuite, Ahmad Al-Assir. Comme tous les salafistes au Liban (extrêmement minoritaires mais violents), n’appartenant d’ailleurs à aucune des deux coalitions politiques susmentionnées, il est un appui politique et militaire inconditionnel à l’insurrection armée en Syrie. La milice armée qu’a formé Al-Assir dans sa mosquée à Saïda cumula les provocations politiques et militaires à l’encontre du Hezbollah et puis de l’armée libanaise. Suite au massacre de douze de ses militaires en juin 2013, l’armée réagit et mit fin à ce phénomène qui empoisonnait la ville de Saïda (Liban sud) depuis plus d’un an. Cela fut accueilli par les Libanais avec beaucoup de soulagement.

Le second événement, beaucoup plus grave, est celui des tensions militaires accrue qui existent dans la région de Tripoli (Liban nord). Il s’agit de l’opposition historiques entre le quartier alaouite et pro-Assad de Jabal Mohsen, et celui sunnite de Bab el-Tebbané, anti-Assad.  Depuis le début du conflit Syrien, les tensions entre les deux quartiers se sont amplifiées et ont atteint des niveaux de violence inédits. Le quartier alaouite, complètement encerclé par les miliciens sunnites est parfois le théâtre d’actes de représailles des anti-Assad qui s’activent pour se venger lorsque l’armée syrienne inflige aux insurgés des coups durs en Syrie. L’armée libanaise s’interpose entre ces deux quartiers sans réussir, jusque-là, à pouvoir intervenir efficacement pour en finir avec ces altercations. Pourtant, elle en serait capable, mais la décision politique n’est pas au rendez-vous, ce qui compromet la sécurité de toute la région de Tripoli qui souffre des agissements voyous des milices localement formées.

Il incombe enfin de mentionner une vague d’attentat particulièrement meurtrière qu’on peut difficilement comprendre à l’écart de la problématique confessionnelle et de la crise syrienne. Il s’agit des deux attentats perpétrés en août 2013 dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, et des deux autres attentats perpétrés à Tripoli, majoritairement hostile au régime syrien.

Instrumentalisation libanaise du conflit syrien

 

Le Liban ne fait pas que subir les conséquences de la crise syrienne, car celle-ci permet aux différents bords politiques de se repositionner et d’instrumentaliser ce conflit de manière à asseoir leur position. Ainsi, la coalition du « 14 mars » n’hésite pas à afficher d’une manière ostentatoire ses positions hostiles au régime syrien, et certaines de ses composantes ou de ses sympathisants s’impliquent d’une manière directe dans le conflit, soit d’une manière financière, soit d’une manière militaire. Un discours politique fantasmé de cette coalition met en avant une certaine continuité entre les revendications desdites « révolution du Cèdre » et « révolution syrienne ». Cependant, d’autres discours vont dans un sens plus confessionnalisé d’une « solidarité avec les sunnites opprimés par les alaouites en Syrie ». Quant au Hezbollah, fer de lance de la coalition du « 8 mars », il fut le dernier à intervenir militairement en Syrie, pour des raisons évidentes d’alliance géostratégique. Cela lui permit d’accentuer son discours sur la nécessité de renforcer l’« axe de la résistance » composé de la Syrie, de l’Iran et du Hezbollah, face aux projets « israélo-américains hégémoniques dans la région ».

Ainsi, d’une part et d’autre, les conséquences du conflit syrien paraissent servir d’arguments et d’outils politiques pour les partis libanais qui s’attachent davantage à leurs positionnements et alliances nationaux, régionaux et internationaux.

Et les chrétiens dans tout cela ?

 

Sur un plan purement humanitaire et religieux, les Libanais chrétiens participent au soutien des Syriens comme ils le peuvent dans certaines de leurs institutions scolaires, paroissiales ou sanitaires. La solidarité dépasse même les frontières du Liban et se manifeste à travers des aides qui parviennent à des communautés syriennes en difficulté.

Cependant, c’est sur un plan politique que les chrétiens sont très opposés sur la question syrienne, alors que les sunnites et les shiites paraissent se situer, majoritairement, dans l’une des deux positions. Le débat politique est parfois très houleux entre les chrétiens et peut atteindre, dans les médias, un niveau de violence bien avancé. Cependant, il semblerait que les différents partis chrétiens sont conscients des potentielles conséquences d’une radicalisation de leurs positions qui dépasserait le simple débat politique. À plus d’une occasion, lorsque les tensions allaient déboucher sur une éventuelle instabilité sécuritaire, un apaisement du discours politique prit vite place. À cet égard, le patriarcat maronite fait de son possible pour rapprocher les points de vue et éviter l’explosion. Force est de constater que les positionnements des chrétiens ne dépassent pas la sphère du débat politique ou des alliances. Il ne semblerait pas que des Libanais chrétiens eussent combattu en Syrie, ou que des politiques chrétiens eussent envoyé de l’argent ou des armes pour appuyer l’une ou l’autre des parties en conflit.

Enfin, cette division politique des chrétiens, indubitablement affaiblissante de la communauté, paraît porteuse d’au moins un élément positif : ceux-ci ne pourraient pas être pris comme cible par les pro- ou les anti-Assad, puisqu’ils ont des alliances dans les deux côtés. Cette thèse semblerait satisfaisante, mais fragile aussi, puisque les années précédentes montrèrent d’une manière claire que cette division des chrétiens ne leur épargnait pas les attentats ou les perturbations.

Quels horizons ?

Il est bien difficile d’évoquer les horizons des répercussions de la crise syrienne sur le Liban, puisque ceux-là dépendent du conflit même dont les issues restent floues, malgré tous les efforts déployés pour trouver une solution politique, notamment à travers la conférence internationale tant attendue de « Genève 2 ». Ainsi, l’on peut penser avec regret que la situation du Liban restera telle quelle, avec une tendance à s’aggraver, tant qu’une solution en Syrie n’est pas trouvée. Entre temps, les conséquences économiques, politiques et sécuritaires continueront à envenimer le pays et à le maintenir dans une perpétuelle tension entrecoupée par d’illusoires périodes de calme. Car avec la radicalisation islamiste de certaines factions de l’insurrection syrienne, le danger des groupuscules armés radicaux s’approche du Liban. Selon certaines sources qui restent à vérifier, des djihadistes auraient déjà traversé la frontière.

Beaucoup de chrétiens, et avec eux bien des musulmans rêvent d’un Liban laïc et d’une pratique démocratique saine. Dans le cadre de la confessionnalisation accrue, soulignant l’opposition entre un « sunnisme politique » aux nombreuses allégeances extérieures et un « shiisme politique » allié aux alaouite et à l’Iran, ces rêves paraissent bien à l’écart d’une réalisation prochaine. Cependant, force est de constater que bien des Libanais de la « société civile » croient qu’il faudrait, malgré toute sorte de bouleversement ayant lieu dans la région, continuer à militer pour un pays citoyen fondé sur les droits de l’homme…

Antoine Fleyfel

paru dans la revue de l’Œuvre d’Orient, décembre 2013, numéro 773


[2] En évoquant ces milices, cet article n’y inclut pas le Hezbollah qui répond à une logique différente de celle évoquée, et qui est officiellement considéré au Liban comme la « résistance » contre Israël (cf. les Déclarations ministérielles de tous les gouvernements successifs depuis les années 1990). Cependant, cela ne lui épargne pas les critiques de ses opposants qui le considèrent comme illégal, surtout après son intervention en Syrie.

Les chrétiens arabes d’Orient, Moyen-Orient, octobre-décembre 2013

Les chrétiens arabes d’Orient

Article d’Antoine Fleyfel publié dans la revue de géopolitique Moyen-Orient, octobre-décembre 2013.

Pour des raisons de droits d’auteur, cet article sera disponible au téléchargement à partir du mois de janvier 2014.

moyen orient revue

Dormition ou Assomption ? La Vierge Marie en Orient et en Occident

Le 15 août, dit dans diverses contrées la « fête de la Vierge », est l’une de ces dates où l’on célèbre Marie. Mais de quelle solennité s’agit-il ? D’aucuns, catholiques, répondent : c’est l’Assomption de la Vierge Marie ; et d’autres, orthodoxes, rétorquent : c’est la Dormition de la Mère de Dieu !

dormition

Il n’est pas besoin de rappeler que la Vierge Marie est une figure majeure de foi en Orient et en Occident, pour les catholiques et pour les orthodoxes. Ceux-ci la fêtent et l’honorent de diverses manières, à travers moult célébrations liturgiques, artistiques ou populaires. Le 15 août, dit dans diverses contrées la « fête de la Vierge », est l’une de ces dates où l’on célèbre Marie. Mais de quelle solennité s’agit-il ? D’aucuns, catholiques, répondent : c’est l’Assomption de la Vierge Marie ; et d’autres, orthodoxes, rétorquent : c’est la Dormition de la Mère de Dieu !

Les deux fêtes se confondent effectivement dans une même date, et l’histoire lie, dans un certain sens, l’évolution de ces deux visions de la personne de Marie. Cependant, force est de constater que cette célébration n’est pas qu’une expression de la diversité de l’Église, mais aussi l’endroit d’un différend dogmatique qui existe entre les catholiques et les orthodoxes. Si les premiers considèrent la Dormition comme faisant partie du dogme de l’Assomption, les seconds refusent ce dernier, et pour cause, sa dépendance du dogme de l’Immaculée conception que les Églises orthodoxes rejettent. Pourtant, la Dormition et l’Assomption sont deux concepts qui expriment une même réalité : le départ exceptionnel de Marie. Cet article a comme but de mettre en lumière ces différentes lectures du « mystère de Marie ». Pour commencer, faisons un peu d’histoire.

Bien que saint Éphrem (+373) évoque dans ses écrits la préservation du corps de Marie après son décès, de l’impureté de la mort, les plus anciennes traditions de la croyance en la Dormition ou en l’Assomption de la Vierge Marie remontent aux Ve et VIe siècle. On les trouve présents dans des traités théologiques, des textes liturgiques, des écrits apocryphes et des traditions populaires. Au VIe siècle, l’empereur Byzantin Maurice déclara le 15 août jour de la fête de la Dormition de la Vierge Marie. Un siècle plus tard, cette solennité mariale trouva son chemin vers l’Occident, grâce au pape Théodore. Au VIIIe siècle, elle changea de nom et s’intitula fête de l’Assomption. Si la Dormition n’est pas considérée comme un dogme par l’Église orthodoxe, l’Église catholique proclama la croyance en l’Assomption de la Vierge Marie comme dogme en 1950.

Il existe diverses manières pour définir la Dormition, mais toutes vont dans le même sens. Elles signifient que Marie mourut naturellement, comme tous les êtres humains – mais sans souffrances ni vieillesse dixit certaines traditions – ; que son esprit fut reçu par le Christ après son décès, et que son corps fut ressuscité le troisième jour et transporté au ciel. Ainsi, l’idée de l’assomption de Marie au ciel existe dans la croyance orthodoxe en la Dormition de la Vierge. L’Église catholique accepte cette conception de la Dormition, et on peut considérer qu’elle fait partie de son dogme de l’Assomption. Jusque-là, les deux Églises sœurs sont d’accord.

Mais l’Église orthodoxe refuse le dogme catholique de l’Assomption qui enseigne que « la Vierge Immaculée, préservée de toute tache de la faute originelle, au terme de sa vie terrestre, fut élevée à la gloire du ciel en son âme et son corps » (Lumen Gentium, § 59). Par sa définition, l’Église catholique lie le dogme de l’Assomption au dogme de l’Immaculée conception – rejeté par les orthodoxes –, d’une manière étroite. Ces derniers considèrent que Marie, solidaire de toute l’humanité, mourut par la nécessité de la nature humaine, liée à la corruption survenue après la chute originelle. Ainsi, la considérer comme préservée du péché originel, donc sauvée par anticipation, la rendrait hors d’atteinte de la mort, ce qui contredirait sa Dormition qui est une mort naturelle. De plus, les orthodoxes rajoutent que la dire Immaculée correspondrait à en faire une personne à part du genre humain, abrogeant la liberté qu’elle avait de dire « non » à l’appel de Dieu par l’ange Gabriel.

Marie est une figure œcuménique réunissant en sa personne des visions antagonistes qui la célèbrent pourtant, à la même date, et qui lui témoignent d’un attachement particulier. Nous restons confiant que l’Esprit guide les Églises dans leurs dialogues œcuméniques, ce qui leur permettra un jour de résoudre leurs différends dogmatiques d’une manière qui respecte et honore les traditions et les héritages de tous. Mais en attendant, la plupart des croyants des deux Églises sœurs se soucient peu des antagonismes théologiques ou les ignorent, et célèbrent Marie, en Orient et en Occident, le 15 août, dans leurs différentes communautés. Même si les enseignements des Églises restent d’un grand intérêt, l’importance de la « fête de la Vierge » est dans le fait que les croyants y perçoivent la figure maternelle de Marie et l’exemple exceptionnel de celle qui crut, livrant sa vie à Dieu et traçant des chemins de foi uniques.

 

Antoine Fleyfel
L’Œuvre d’Orient
07.08.2013

Une revue sur les chrétiens d’Orient, Témoignage chrétien, 11.07.2013

Publiée par l’Œuvre d’Orient, la revue annuelle Perspectives & Réflexions apporte un éclairage géopolitique, historique et théologique sur les communautés chrétiennes orientales.

temoignage chre

Des difficultés vécues –notamment en Irak et en Égypte– projettent les chrétiens d’Orient dans les médias et dans la presse française, donnant lieu à des réflexions diverses, pour d’aucunes sérieuses, pour certaines superficielles et pour d’autres inopportunes. Leur situation, leur présent et leur avenir se situent au centre de l’activité de l’Œuvre d’Orient, qui appuie depuis 1856 des communautés chrétiennes orientales, et qui les fait connaître en France. Ainsi, cette association organise conférences, prix littéraire, cours et expositions, édite bulletins, lettres d’informations, brochures, livres et site internet, et envoie ses représentants parler des chrétiens d’Orient auprès de moult instances universitaires, ecclésiastiques, diplomatiques, politiques et journalistiques.

Perspectives & Réflexions est un de ses derniers projets qui s’inscrit dans ce sillage et qui vient combler un vide, puisqu’il n’existe pas en France, voire en Europe francophone, une revue de ce genre. Celle-ci, présentement annuelle, de niveau universitaire mais accessible à tous, traite exclusivement des chrétiens d’Orient à partir de la géopolitique, de l’histoire et de la théologie. La politique éditoriale consiste à ne donner la parole qu’à des universitaires, spécialistes des questions qu’ils étudient. Le but étant de mettre à la disposition des lecteurs des analyses de fond, sur des questions qu’on peut difficilement cerner par des réflexions trop rapides. Professeur de théologie et de philosophie à l’Université catholique de Lille et responsable des relations académiques à l’Œuvre d’Orient, j’ai initié ce projet en 2012. Plusieurs professeurs universitaires européens et moyen-orientaux forment le comité scientifique de la revue. Bien que nombre de sujets essentiellement historiques ou théologiques eussent pu trouver leur place dans le premier fascicule de cent pages, il fut décidé d’insister sur l’aspect géopolitique actuel des chrétiens d’Orient. Eu égard à la situation actuelle d’instabilité au Proche-Orient, un éclairage approfondi s’imposait. Ainsi, cinq articles s’attaquent à des questions situées au cœur de l’actualité.

 

Irak, Égypte, Liban

Herman Teule, professeur à l’Université de Radboud de Nimègue et à l’Université catholique de Louvain, livre un article sur la place des chrétiens d’Irak dans la société. Il a comme objectif « de donner une analyse de quelques développements récents parmi les communautés chrétiennes d’Irak et de présenter quelques réflexions sur la place et le rôle des chrétiens dans l’Irak d’aujourd’hui ». Professeur à l’Université catholique de Lille, Christian Cannuyer donne une contribution sur le « défi historique de l’Église copte » au sein de la « difficile construction d’une Égypte plus juste et plus citoyenne». L’arrivée du nouveau pape copte augure d’une nouvelle dynamique ecclésiale porteuse de potentialités et d’espoirs pour l’avenir.

Je publie une étude portant sur les revendications citoyennes et laïques contenues dans la pensée religieuse chrétienne au Liban. Au sein des bouleversements dans le monde arabe, la citoyenneté, la laïcité et l’opposition à toute forme de théocratie paraissent comme une voie royale pour l’avenir des chrétiens d’Orient. Seul un État civil serait un garant sérieux de la diversité religieuse et de l’épanouissement du citoyen arabe.

Mouchir Aoun effectue une analyse critique du « réveil identitaire arabe » et du « destin du christianisme oriental contemporain ». Ce professeur de philosophie à l’Université libanaise souligne « les incohérences de la personnalité arabe », « la sclérose du système religieux » et « l’oppression des régimes politiques », et propose aux arabes de « repenser leur condition historique en référence à la seule valeur inaliénable de l’être humain ».Christian Lochon, directeur honoraire des études au CHEAM[1], soulève la problématique des « chrétiens de Turquie, derniers Ottomans non musulmans». Il met en lumière «le mépris constant pour les droits des communautés non musulmanes dont il apparaît que les autorités turques souhaitent l’éradication totale, reniant ainsi les principes de l’Empire ottoman ».

Le domaine de l’activité de l’Œuvre d’Orient ne se limitant pas au Proche-Orient, il parut à propos d’évoquer un des contextes dans lesquels elle agit. Ainsi, Antoine Arjakovsky, professeur au Collège des Bernardins, effectue un « essai de théologie du politique en Russie, Ukraine et Bélarus », où la sphère politique est le plus souvent considérée comme « étrangère, inatteignable, presque sacrée bien que corrompue ». Enfin, malgré sa situation dramatique, la Syrie ne trouva pas sa place dans ce premier fascicule. L’état présent des événements et les horizons brumeux empêchèrent la commande d’un article qu’on préférât ajourner, dans l’espoir d’un dénouement heureux de la situation.

 

ANTOINE FLEYFEL

Rédacteur en chef de Perspectives & Réflexions

Publié dans Témoignage chrétien, le 11.07.2013

 

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[1] Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes

Benoît XVI… et la pensée de Joseph Ratzinger, L’Œuvre d’Orient, 18.02.2013

Benoît XVI vient de renoncer au siège de Pierre. Les médias ont véhiculé ces dernières années une figure du Pape liée parfois à certaines questions problématiques.

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Des questions telles que le discours de Ratisbonne, des allusions équivoques à l’utilisation du préservatif, des déclarations peu encourageantes à l’endroit de l’œcuménisme ou la réhabilitation de quatre évêques intégristes, parmi lesquels le négationniste Williamson.

Toutefois, la pensée du théologien J. Ratzinger est loin de se réduire à ces questions, même si certaines pourraient s’inscrire dans la logique de sa réflexion, sans pour autant exprimer la profondeur de sa théologie.

La pensée théologique écrite de Benoît XVI commença à se constituer dans les années 1950[1]. Depuis, il a livré une œuvre abondante et diversifiée, qui s’appuie sur une unité de pensée s’intéressant surtout à l’ecclésiologie, à la Tradition, à l’eschatologie et à la liturgie. On a souvent évoqué une rupture entre la pensée progressiste du théologien conciliaire, et celle du professeur de dogmatique qui quitta en 1969 Tübingen pour Ratisbonne, dans une ambiance de troubles estudiantins et de désaccords avec un progressisme théologique régnant. Cependant, si certains de ses accents théologiques varièrent et changèrent de forme, sa pensée resta en général la même, puisque Ratzinger prônait, au Concile même, un retour aux sources de la théologie catholique, pour la revivifier et revitaliser la vie de l’Église. Ces sources se trouvent dans la Bible et chez les Père de l’Église[2], donc dans le Tradition, ce qui exclut toute rupture ou distance avec le passé, souhaitées par certains théologiens progressistes.

Il est difficile de décrire en quelques pages une pensée abondante qui se déploie sur plus de six décennies. Cependant, cet article mettra en exergue les concepts théologiques fondamentaux sur lesquels la pensée de Ratzinger/Benoît XVI s’appuie, et à partir desquels il est possible d’obtenir une plus grande compréhension de son ministère ecclésiastique. De surplus, ses combats contre le marxisme et contre le relativisme, mettent en lumière ses convictions les plus profondes.

Du marxisme au relativisme

Bien avant ses affrontements avec la théologie de la libération, le professeur Ratzinger s’opposait à la fin des années 1960, à Tübingen, au marxisme. Le jeune théologien considérait que celui-ci « prenait pour base l’espérance biblique, [et] l’inversait en gardant l’ardeur religieuse, mais en éliminant Dieu pour le remplacer par l’activité politique de l’homme. L’espérance reste, mais le parti prend la place de Dieu »[3]. Éliminer Dieu est impensable pour le théologien bavarois !

Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il fut l’architecte de « l’Instruction sur quelques aspects de la ‘‘Théologie de la libération’’ »[4]. Même si ce document approuvé par Jean-Paul II en 1984 souligne des aspects positifs de la théologie de la libération, Ratzinger n’était pas convaincu qu’il fût possible de s’appuyer sur la méthode marxiste sans en épouser l’idéologique : « En croyant n’accepter que ce qui se présente comme une analyse, on est entraîné à accepter en même temps l’idéologie. » (VII, 6) Or, « l’athéisme et la négation de la personne humaine, de sa liberté et de ses droits, sont au centre de la conception marxiste » (VII, 9).

Ainsi, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi s’en prit aux aspects négatifs de la théologie de la libération : ils font de la foi chrétienne une praxis politique, situent le mal exclusivement dans les structures économiques, sociales et politiques, et comprennent la société, l’histoire et la foi à partir de l’analyse marxiste plutôt que par le mystère de la foi. Par conséquent, plusieurs théologiens de la libération durent faire face à des mesures disciplinaires, parmi lesquels Léonardo Boff et Jon Sobrino.

Cependant, la théologie de la libération mise à l’index, et le bloc communiste éclaté, Ratzinger devait affronter un ennemi encore plus vorace, le relativisme. La veille de son accession au Trône de Pierre, il s’adressa aux cardinaux en conclave en disant : « Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner ‘‘à tout vent de doctrine’’, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. » (19 avril 2005) Le futur pape dénonçait la « dictature du relativisme » qui se manifeste par le marxisme, le libéralisme, le libertinisme, le collectivisme, l’individualisme radical, l’athéisme, le mysticisme religieux, l’agnosticisme et le syncrétisme. Le relativisme est désormais la nouvelle menace, l’ennemi principal de l’Église. Faisant partie des structure sociales et politiques occidentales, il est dangereux lorsqu’il touche à la morale et à la religion.

Si le Nouvel Âge (admission de plusieurs voies d’accès à l’absolu) et le pragmatisme ecclésial (démocratisation du gouvernement de l’Église et horizontalisme liturgique) sont les deux foyers du relativisme en Occident, c’est surtout le relativisme théologique qui préoccupa Ratzinger. Préfet, il avait consacré une considérable énergie pour le combattre, pape, il ne fit que confirmer ses positions. Le relativisme théologique se manifeste dans plusieurs endroits, notamment dans le pluralisme théologique qui considère que toutes les religions se valent, et dans certains courants œcuméniques qui considèrent les Églises comme égales. La suite de cette étude montrera l’aversion de Ratzinger pour le relativisme.

L’ecclésiologie ou la conception de l’Église

La théologie catholique est ecclésiale ou elle n’est pas théologie. Le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi le rappela à chaque fois qu’un théologien fût suspecté de réflexions contredisant l’enseignement du Magistère. Bien que rigoureuse et capable d’ouvertures au monde, la théologie doit puiser ses sources dans la Tradition de l’Église et dans son enseignement.

Ratzinger est un homme de la Constitution Dogmatique de Vatican II : Lumen gentium. Celle-ci considère que l’Église est plus qu’une organisation : elle est l’organisme de l’Esprit Saint. Elle croît de l’intérieur par sa communion au Christ, dans la foi, l’espérance et la charité. Dire que l’Église est le corps du Christ, implique que celui-ci s’est donné un corps communautaire et historique, fondé sur l’eucharistie. Ainsi, la messe est la loi essentielle de l’Église qui est née à la dernière cène, et qui actualise la Nouvelle Alliance. Ratzinger admet que cette logique s’applique aux Églises locales orthodoxes. Cependant, il ajoute que l’Église locale présidée par un évêque ne doit pas être considérée comme une réalité isolée, mais dans sa communion avec le successeur de Pierre : « L’évêque n’est pas évêque isolément, il l’est seulement dans la communion catholique de ceux qui l’ont été avant lui, qui le sont avec lui et qui le seront après lui. »[5] Et pour écarter toute herméneutique qui considèrerait le texte de Mt 16, 13-19 comme une réalité métaphysique, Ratzinger écrit de Pierre : « Ce fondement [ce roc] n’est pas une personne au sens métaphysique et neutre du terme, mais la personne en tant que porteuse de la profession de foi. »[6] De la sorte, l’Église catholique n’est pas une juxtaposition statique d’Églises locales et particulières, puisque celles-ci ne sont que « des réalisations de la seule et unique Église. La priorité temporelle et ontologique revient à l’Église universelle ; une Église qui ne serait pas catholique ne ressemblerait en rien à une Église »[7].

L’eschatologie ou les fins dernières

Depuis ses travaux de jeunesse sur Bonaventure, Ratzinger fut persuadé que l’eschatologie est le thème central du Nouveau Testament. Les horizons de la foi chrétienne et de l’Église ne doivent pas se confondre avec les horizons de ce monde. Par conséquent, l’eschatologie est déterminante, et c’est à partir d’elle qu’il faudrait comprendre l’essence de la vocation chrétienne. Celle-ci ne se réduit en aucun cas de figure à un programme politique, à une morale, à un humanisme quelconque, à une philosophie ou à une sagesse.

Esquivée durant les Lumières, l’eschatologie est au centre de la prédication de Jésus : « La puissance de propagation de son enseignement tient au fait que Jésus a, en toute autorité, proclamé la fin imminente du monde et l’irruption du Royaume de Dieu. »[8] Oublier cette perspective cause un problème dans l’Église, celui de créer un décalage entre son identité actuelle et celle des origines. La tradition de l’Église est effectivement « marquée par une constante ‘‘dés-eschatologisation’’, par une décadence liée à la négligence des expectations chrétiennes originelles »[9]. Cependant, l’espérance eschatologique n’a pas été absolument perdue au cours de l’histoire. Elle fut maintenue dans l’expérience spirituelle de la prière et dans l’autorité commune de la foi. À travers les détresses des contextes, la prière exprima les espérances eschatologiques des croyants (« au jour du jugement, délivre-nous Seigneur »). Ainsi, l’expérience eschatologique demeure dans l’histoire de l’Église, malgré l’oubli de la question.

Le Royaume de Dieu est le véritable leitmotiv du message de Jésus qui suppose un nouvel abord du Royaume : celui-ci « apparaît aussi bien sous le signe de la joie, de la fête et du beau que sous les images de la faiblesse […]. La victoire de Dieu sous la forme de son abaissement dans la Passion, telle est sa nouvelle image du Royaume »[10]. Ainsi, Jésus devient par son œuvre rédemptrice le signe eschatologique de Dieu, qui met un terme au péché de l’homme, le libère et instaure la souveraineté de Dieu.

Cependant, l’eschatologie ne fait pas de l’Église une réalité exclusivement tendue vers les fins dernières. Le Christ qui proclamait la venue du Royaume était lui-même ce Royaume. Ce qui était à venir était déjà là. Cette logique s’applique à l’Église qui connaît un « maintenant » dans son espérance eschatologique. C’est dans le sillage de cette réflexion qu’on peut comprendre la critique que fit Ratzinger aux mouvements des théologies de la libération et de la révolution qui n’insistèrent pas suffisamment sur la dimension eschatologique : « Le Royaume de Dieu n’est pas un concept politique ; il n’est donc pas non plus une règle politique dont on puisse se servir directement pour élaborer une praxis politique et exercer une critique des réalisations politiques. »[11] Par conséquent, il ne faut pas confondre politique et eschatologie.

La centralité et l’importance première de la liturgie pour la vie de l’Église est une constante pour Ratzinger. Cela est surtout dû au fait que la liturgie est une incarnation de l’espérance eschatologique : « Notre obligation [est] de vivre la liturgie comme une fête de l’espérance et de la présence du Christ cosmocrator […]. La liturgie de l’Église qui chemine à sa suite ne devrait être que préparation de son habitation dans le monde. »[12] Cependant, il n’y a pas que l’aspect eschatologique de la liturgie qui compte, mais aussi sa pratique dans la vie de l’Église.

La liturgie dans la vie de l’Église

La pratique théologique saine s’appuie sur une théologie liturgique saine, et le point de départ de la liturgie est la prière. Son rejet (le rationalisme) équivaut au rejet du christianisme même. Pour Ratzinger, le monde n’est pas régi, comme le croit Jacques Monod, par le « hasard et la nécessité » mais par la « liberté et l’amour » qui rendent la prière possible. De plus, le théologien bavarois s’éloigne de la pensée aristotélicienne qui exclut tout rapport entre l’éternité et le temps. Dieu n’est pas une pure transcendance, il est Trinité qui rentre en relation avec l’homme : « Il est en soi discours, écoute, réponse […]. Ce n’est que parce qu’en Dieu même il y a le Logos – la Parole – que le logos vers Dieu est possible ; […] le logos en Dieu est le fondement ontologique de la prière. »[13] Cela fait de la prière un acte ontologique dans le sillage duquel l’identité de la personne n’est plus un « je » renfermé sur soi-même, mais une ouverture vers Dieu. La liturgie de l’Église ouvre cette dimension ontologique en enseignant la prière.

Par ailleurs, la pratique de la liturgie ne doit pas se faire à l’écart de la Tradition, ce qui n’exclut pas l’ouverture au monde contemporain et le renouveau. On ne peut pas faire de la prière liturgique un acte personnel sans rapport avec l’héritage liturgique. Ainsi, la musique sacrée de l’Église ne peut pas être dionysiaque en adoptant des formes de pop ou de rock, lesquelles « relèvent essentiellement de l’excitation politique ou érotique, ou du simple désir de divertissement »[14]. Quant au silence, il est nécessaire parce qu’il « crée le loisir, la halte, où l’homme saisit intérieurement l’attente persévérante »[15]. Enfin, les gestes liturgiques sont très importants, et Ratzinger s’inquiète de la disparition, dans certains milieux, des génuflexions, des agenouillements ou des processions. Il parle même de l’importance d’un retour à l’orientation lors de la messe (célébration dos aux fidèles), et regrette la rapidité avec laquelle on a laissé tomber cette pratique après Vatican II. Non qu’il rejette la célébration face au peuple – aspect valable de la messe –, mais son danger potentiel dans sa considération comme cercle clos.

La prédication comme lieu de l’enseignement de l’Église

La place du dogme devrait être centrale pour le prédicateur : « Le ‘‘lieu’’ et l’ultime ‘‘sujet’’ actif de la prédication ne résident pas dans une expérience et une identité individuelles, mais dans celles de l’Église. »[16] Trois aspects déterminent la prédication de Ratzinger :

  • Le caractère trinitaire. Contrairement aux idées de certains courants théologiques, il n’existe pas de séparation entre la vie terrestre de Jésus et son mystère pascal : « La passion et la mort signifieraient alors que toute son existence terrestre fût refondue et consumée en un dialogue total d’amour [avec le Père] »[17]. Le Fils est le lieu d’accès au Père et à l’Esprit, et l’Église, plus qu’un rassemblement de personnes, est la demeure de la communion trinitaire.
  • Présent et avenir de l’Église catholique. Ratzinger s’oppose aux tendances qui préfèrent la rationalité à la Tradition. Elles auraient, par exemple, comme conséquence de réduire la liturgie à une austérité calviniste, d’abolir des dévotions et des ordres monastiques ou de considérer que la morale est le centre du christianisme. Cependant, ce n’est pas la rationalité qui déterminera l’avenir de l’Église ou la réformera, mais les saints, comme cela a toujours été le cas.
  • La liturgie comme célébration des saints. Ceux-là ouvrent les hommes à la vie de Dieu et les guident. Par conséquent, être chrétien, c’est être comme eux, obéissant et répondant à l’appel de Dieu. Marie est un grand exemple de cela : « Elle est la plus grande parmi les croyants, qui s’ouvrit humblement, pour être comme un cristal qui reçoit le sombre mystère de Dieu, laissant glisser de ses mains sans la moindre murmure le plan de vie qui était le sien. »[18]

L’Église et la morale politique

Le fait que Ratzinger ne conçoive pas la morale politique à l’écart de l’eschatologie, clarifie davantage son problème avec certains courants de la théologie et la libération. Ce n’est pas la praxis sociale ou la pensée marxiste qui devraient servir d’instances analytiques déterminant pour la compréhension de la problématique politique, mais l’eschatologie. Ce sont les « idées modèles » (justice, charité…) suggérées par l’eschatologie chrétienne, qui devraient servir de guide et de fondement pour la raison politique. Ainsi, la foi est le fondement de la raison politique pratique. De plus, l’eschatologie ne dérive pas d’une philosophie de l’histoire, en l’occurrence du marxisme, mais de l’ontologie chrétienne, avec à son centre, la christologie.

Par ailleurs, Ratzinger s’oppose à la confination de la révélation chrétienne dans la sphère personnelle. Cela résulterait socialement en la dislocation de la morale (fragilisation des liens du mariage, dégradation de la vie sexuelle, rupture entre esprit et matière, etc.). Ainsi, l’Église ne devrait pas se considérer comme une simple « force sociale », mais enseigner avec autorité la vérité et les valeurs. Il s’agit là de l’une de ses contributions politiques majeures.

L’œcuménisme

Le texte de la déclaration Dominus Iesus (2000), est représentatif de la pensée de Ratzinger sur l’œcuménisme. Elle stipule qu’il existe « une unique Église du Christ, qui subsiste dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques en communion avec lui » (17). Toute Église n’étant pas en communion avec l’Église catholique n’est pas pleinement « Église » et souffre de « déficiences ».

Par ailleurs, Ratzinger s’opposa à plusieurs solutions proposées pour résoudre le problème œcuménique. Il refusa les solutions d’une unité faite par le bas, par les fidèles, à l’écart du Magistère, les solutions qui font atteinte au pouvoir du pape et des évêques, et les solutions qui considèrent toutes les confessions chrétiennes comme égales (surtout que certaines n’ont pas de fondement biblique ou apostolique). Les éléments constitutifs de l’être de l’Église ne subsistent en intégrité que dans la communion catholique romaine, ce qui n’exclut pas le fait que des éléments d’Église existent dans les autres communautés. Par conséquent, l’œcuménisme devrait signifier la perception de « la complétude intérieure de la foi, et ainsi attirer l’attention du frère séparé sur le fait que tout ce qui est authentiquement chrétien a sa place dans le catholicisme »[19]. Le théologien bavarois « tourne son regard vers un avenir œcuménique où les Églises séparées pourraient être unies à la communion catholique sans être absorbée en elle, comme autant de formes de la communauté visible du Christ sur terre »[20]. Cela aurait comme conséquence la transformation « des Églises confessionnelles séparées, telles qu’elles le sont à l’heure actuelle, en authentiques Églises ‘‘particulières’’, chacune d’entre elles incarnant à sa façon l’unique Catholica »[21].

Un pape du retour à la tradition

L’histoire retiendra probablement que Benoît XVI était un pape du grand retour à la Tradition, du renforcement de la conformité à l’enseignement du Magistère et de la défense acharnée de l’Église catholique romaine, contre toute doctrine erronée. Il réussit à réintroduire progressivement, dans l’Église catholique, des schémas de pensée qu’on avait presque oubliés après Vatican II, notamment l’apologétique. Parmi les grands théologiens de son époque, il fit figure de contre courant. Ainsi, si Küng, Schillebeeks ou Dupuis ont tout fait pour montrer la pertinence du message chrétien dans un monde moderne ou postmoderne, Ratzinger s’est efforcé de condamner maintes structures contemporaines, et de réactualiser une figure d’un christianisme que beaucoup croyaient d’hier. Si d’aucuns s’en réjouirent et d’autres s’en lamentèrent, personne ne s’en étonnât.

Antoine Fleyfel
L’Œuvre d’Orient
18.02.2013


[1] L’Église comme peuple et maison de Dieu chez Saint Augustin (Joseph Ratzinger, Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von der Kirche, Munich, 1954).

[2] Cf. George Weigel, Benoît XVI, le choix de la Vérité, Paris, Mame, 2008, p. 237.

[3] Ibid., p. 240-241.

[5] Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, Paris, Fayard, 1987, p. 24.

[6] Ibid., p. 54.

[7] Joseph Ratzinger, Appelés à la communion, Paris, Fayard, 1994, p. 37

[8] Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà, Paris, Fayard, 1994, p. 13-14.

[9] Aidan Nichols, La pensée de Benoît XVI, Introduction à la théologie de Joseph Ratzinger, Genève, Ad Solem, 2008, p. 196.

[10] Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà, op. cit., p. 42.

[11] Ibid., p. 67.

[12] Ibid., p. 211.

[13] Joseph Ratzinger, La célébration de la foi. Essai sur la théologie du culte divin, Paris, Téqui, 1985, p. 25.

[14] Aidan Nichols, op. cit., p. 260.

[15] Joseph Ratzinger, La célébration de la foi…, op. cit., p. 79.

[16] Aidan Nichols, op. cit., p. 230.

[17] Joseph Ratzinger, Le Dieu de Jésus Christ, Méditations sur Dieu-Trinité, Paris, Fayard, 1977, p. 83-84

[18] Joseph Ratzinger, Dogma und Verkündigung, München, Wewel, p. 412.

[19] Joseph Ratzinger, La première session du concile de Vatican II, Rétrospective, Cologne, 1963, p. 47.

[20] Aidan Nichols, op. cit., p. 122.

[21] Ibid., p. 320.

L’Épiphanie, une grande fête traditionnelle pour l’Orient chrétien, L’Œuvre d’Orient, 02.01.2013

« Déyim déyim », le Christ « en permanence, en permanence » , ainsi se saluent les chrétiens d’Orient le jour du baptême du Christ.

L’Épiphanie est une fête très importante pour l’Orient chrétien. Pour certaines Églises (copte et arménienne orthodoxes) fidèles aux anciennes traditions, elle se confond toujours avec la fête de Noël célébrée le 6 janvier. Cette logique théologique veut que la manifestation de la divinité du Christ lors de son baptême soit le début de sa mission, sa Naissance. Pour d’autres Églises, l’Épiphanie est presque aussi importante que la fête de la Nativité et a, comme celle-ci, un cycle liturgique propre.

Cependant, le poids de cette solennité ne se limite pas au culte, mais se manifeste à travers nombre de traditions populaires plus que millénaires. Même certains califes y participèrent en Égypte aux Xe et XIe siècles pour dire leur sollicitude vis-à-vis de leurs sujets baptisés. Beaucoup de Libanais chrétiens honorent toujours ces héritages et célèbrent le baptême de Jésus selon les coutumes des anciens, en préparant par exemple des plats et douceurs propres à cette occasion, dits « la bénédiction de la fête ».

Toutefois, l’une des plus importantes traditions populaires consiste à allumer des cierges aux fenêtres, aux balcons ou sur les toits, la nuit de l’Épiphanie. On croit effectivement que le Christ passe à minuit en disant « déyim déyim », qui se traduit par « en permanence, en permanence » (sa présence, sa bénédiction), et bénit les maisons qui ont allumé leurs lumières pour l’accueillir. Alors que les foyers qui n’ont pas veillé pour accueillir l’Époux se trouvent privées de sa bénédiction et demeurent dans l’obscurité. Par ailleurs, durant cette période festive, les gens se saluent avec joie en utilisant lesdites paroles du Christ, « déyim déyim ». Dans les villages, les traditions nous en informent davantage et nous racontent que lors du passage du Christ à minuit, les adultes mais surtout les petits qui l’attendent, voient tous les arbres se prosternent devant lui… à l’exception du mûrier. C’est pour cela que les villageois punissent son orgueil, et utilisent ses branches pour nourrir leurs cheminées lors de cette nuit.

Forte est la symbolique de ces traditions qui rappellent un message réel et actuel, celui de la présence urgente, « en permanence, en permanence », du message de paix christique, dont la région a présentement tellement besoin.

Antoine Fleyfel
L’Œuvre d’Orient
02.01.2013

Égypte : Al-Azhar, vers plus de libertés et de droits civiques, L’Œuvre d’Orient, 28.01.2012

Janvier 2012 : l’université religieuse musulmane sunnite la plus influente au monde s’est prononcée en faveur de la liberté de religion, d’opinion,…

Né au Caire en 1938, le Père Samir Khalil Samir est un spécialiste reconnu du dialogue islamo-chrétien, professeur à l’Institut Pontifical Oriental (Rome). Ce jésuite, auteur d’une soixantaine d’ouvrages et de plus de 1000 articles, a fondé, à Beyrouth, le Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes (Cedrac) qui se consacre à l’étude du patrimoine arabe des chrétiens et fête son jubilé (25 ans) !
Antoine Fleyfel, franco libanais, Docteur en Théologie (Strasbourg) et en Philosophie (Paris 1 – Sorbonne), l’a rencontré pour l’Œuvre d’Orient lors de son passage à Paris en janvier.

En juin 2011, Ahmad Al Tayyeb, grand imam de l’Université Al-Azhar (Caire), l’autorité religieuse musulmane sunnite la plus influente au monde, lisait un document qui constituait un tournant dans la conscience musulmane égyptienne contemporaine.

Celui-ci proposait l’établissement en Égypte d’un État national constitutionnel, démocratique et moderne, ayant comme fondement la séparation des pouvoirs, la garantie des droits des citoyens et la protection des lieux de cultes des trois religions monothéistes. Cette proposition prend toutes ses distances avec des discours islamiques radicaux qui se font entendre tous les jours en Égypte, et qui prônent pour certains la violence et le rejet absolu de toute altérité.

Le 11 janvier 2012, Al-Azhar a poussé encore plus loin ses réflexions en publiant un deuxième document présenté à la nation égyptienne, et abordant d’une manière très explicite des problématiques qui inquiètent les chrétiens et les musulmans modérés, dans un contexte où les résultats des élections ont validés le poids des Frères musulmans (47% des sièges) et des salafistes (24% des sièges). Ce document se prononce, en effet, en faveur de la liberté de religion, d’opinion, de recherche scientifique et de créativité artistique, et serait un message adressé au gouvernement, aux Frères musulmans et aux salafistes. Samir Khalil Samir, jésuite né au Caire en 1938, spécialiste de l’islam, fondateur du CEDRAC (Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes) à Beyrouth et professeur à l’Institut Pontifical Oriental de Rome, nous fait part de sa lecture critique de ce texte, appuyée par une analyse géopolitique de la situation en Égypte.

Ce document qui se veut normatif sur les questions politique et religieuse s’adresse à trois groupes en Égypte, dans une période de pleine crise politique, voire de chaos.

Il est premièrement un message adressé au gouvernement et aux militaires qui le dirigent. Depuis plus d’un demi-siècle, Al-Azhar a été, bon gré mal gré, le porte-parole des gouvernements successifs. Ce document est une rupture avec cette tradition et une réaffirmation de l’indépendance de l’Azhar et de son autorité.

Il est deuxièmement un message adressé aux salafistes, qui s’oppose à leur lecture fondamentaliste de l’islam et se présente comme porte-parole des musulmans modérés et ouverts. Le père Samir évoque certains comportements de ces salafistes : « Ils disent qu’ils veulent bannir les croix et les casser et ils le font lorsqu’ils le peuvent. Ainsi en est-il des dômes des églises coptes et de tout signe de l’autre. Ils ont été financés par l’Arabie et le Qatar, ce qui les a aidé à occuper des mosquées d’où ils endoctrinent les fidèles par leurs prêches extrémistes. Lorsqu’ils ont fait une manifestation un vendredi, ils sont venus à plus d’un million au Caire. Ça a été un choc, et ont les voit : des hommes barbus et des femmes en niqab ».

Il est troisièmement un message adressé aux Frères musulmans. Pour être acceptés, ces derniers ont dû faire des compromis qui leur ont permis d’être considérés comme modérés : « Ils disent que lorsqu’ils plaident pour la Charia, ce n’est pas pour qu’elle soit appliquée telle quelle, mais comme base de réflexion ». À cela, le texte de l’Azhar s’oppose en disant : « Nous ne sommes pas pour l’archaïsme, nous ne sommes pas pour la Charia guidant toutes les choses de la vie ». De plus, la composante culturelle chrétienne devrait être prise en compte, ainsi qu’un héritage social de l’Égypte. Ce document qui insiste sur la dimension islamo-chrétienne se veut un discours religieux, national et politique.

Quant à l’appréciation de ce document, elle est porteuse de beaucoup d’éléments positifs, surtout pour les chrétiens égyptiens et arabes, mais aussi pour les musulmans modérés. Le père Samir considère qu’il est une « ouverture importante » un « pas en avant » dans le sens des droits de l’homme et de certaines libertés. En outre, un autre élément de taille souligne de même son importance, à savoir son refus d’appliquer littéralement les textes du Coran et de la Sunna à notre époque, ce que prônent les islamistes. Le document rappelle que l’approche égyptienne n’est pas exclusivement religieuse, et qu’il existe de même une approche socioculturelle qui n’est pas celle de l’époque du VIIe siècle.

Cependant, malgré ces pas de géant dans une Égypte en proie au fondamentalisme religieux, Samir soulève quelques critiques à l’endroit du texte de l’Azhar : « Il y a effectivement une liberté religieuse, mais pas une liberté de conscience. Pourtant, celle-ci devrait être proclamée malgré les problèmes qu’elle pourrait créer. Le musulman prêche sa foi tous les jours, par les micros des mosquées, dans les bus et les taxis, à travers la TV et la radio ; le chrétien n’a même pas le droit de porter au cou une petite croix, ni bien sûr d’annoncer sa foi. Ce qu’il faudrait interdire, c’est le prosélytisme, non la liberté religieuse. Seule la liberté de conscience permet cela ».

Ces propos prennent tout leur sens dans un contexte où la conversion d’un musulman au christianisme peut avoir des conséquences très dangereuses sur sa vie. Samir poursuit en disant que « sur la question droits de l’homme, malgré son progrès, le texte contient toujours des limites.

En outre, le prêtre jésuite évoque un autre sujet qui cause toujours des problèmes entre musulmans et chrétiens. « Les musulmans répètent à loisir que l’Islam est par excellence la religion de la tolérance. Les chrétiens disent : Nous ne voulons pas être tolérés, simplement être tous des citoyens ! Nous revendiquons la parité entre tous les citoyens ». Le texte de l’Azhar souligne, avec un ton apologétique le rôle civilisateur et scientifique joué par les Arabes entre les IXe et XIIIe siècles et exprime une volonté de rejouer ce rôle. Le père Samir rappelle que si ce rôle a été joué, « ce n’est pas avant tout par les seuls mérites de l’islam, mais surtout grâce à la contribution des chrétiens syriaques. Tant que la société été bien mêlée, les Arabes étaient capables de beaucoup. Cependant l’islamisation de la société, surtout à partir du XIIIe siècle, va avoir de mauvaises conséquences sur le rôle civilisateur des Arabes ». Raison de plus pour rejeter toute vision monolithique de la société et de plaider pour une citoyenneté et une parité.

In fine, ce document est indubitablement un pas en avant, mais avec des hésitations : « Il ne contient pas tout ce que le chrétien désirerait, mais c’est une évolution qui va beaucoup plus loin que les Frères musulmans et le gouvernement. Il s’agit du discours musulman le plus favorable actuellement aux chrétiens en Égypte, le moins mauvais ».

Ces conclusions du père Samir font de ce document une ouverture très importante dans le monde musulman arabe, peut-être la plus importante eu égard à l’autorité qui le décrète, d’autant plus que ce texte dépasse Al-Azhar, parce que des intellectuels chrétiens et musulmans de diverses tendances avaient été invités pour y réfléchir. On peut espérer que cela ait « un impact sur le choix des Frères musulmans dans leur gouvernement, que leur ligne soit plus azharite que salafiste et qu’ils soient davantage modérés ».

Samir croit qu’il faut donner aux Frères musulmans leur chance, quelle que soit leur tendance. Dans l’opinion publique égyptienne ils ont la majorité et il faut jouer le jeu de la démocratie et les mettre à l’épreuve : « Ils attirent tant qu’ils sont dans l’opposition et disent que “L’islam est la solution”. Voyons alors quelles seront leurs propositions pour la démocratie, l’égalité homme-femme, la politique internationale, l’économie, l’éducation, les lettres ou le journalisme. Nous sommes sûrs d’une chose, c’est qu’ils se sont démarqués actuellement de tout ce qui est violence ». En outre, s’ils s’imprègnent du texte du Azhar, cela ne pourrait être que bénéfique.

Antoine Feyfel
L’Œuvre d’Orient
28.01.2012